Blackface : la couleur de peau n’est pas un déguisement

Rédigé le 5 mai 2017 par : Nicolas Rousseau

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Se déguiser en « Noir » juste pour rire… Vraiment ? Si nous étions tous égaux, ce type de déguisement ne serait sans doute pas de nature à blesser les « Noirs ». Mais dans une société où ces derniers sont encore quotidiennement victimes de racisme et de discriminations, le « Blackface » n’est pas anodin.

L’an passé, des étudiants des Facultés universitaires Saint-Louis « déguisés en Africains » ont créé la polémique. Le visage grimé de noir, ils portaient des perruques avec des cheveux crépus, des tuniques colorées et des colliers de bananes. Ce type de fête serait relativement récurrent dans les milieux universitaires et les soirées rallyes, ce qui n’est pas sans susciter des réactions d’indignation, essentiellement dans le milieu associatif[1].

Des réactions qui ne sont pas sans rappeler d’autres polémiques qui reviennent annuellement au sujet de certaines traditions folkloriques comme le Père Fouettard, la Société des Noirauds ou encore le Sauvage d’Ath et Magnon, son Diable cornu.

Le point commun à ces éléments ? La pratique du blackface, à savoir le fait pour une personne blanche de se grimer le visage en noir. Une pratique qui n’en finit pas de susciter la polémique, tant en Belgique qu’à l’étranger. Pourtant, face aux dénonciations de racisme, la majorité de la population ne comprend pas pourquoi le blackface pose problème puisque l’intention est généralement de s’amuser ou de perpétuer le folklore, sans intention de dénigrer les « Noirs ». Mais voilà : même sans intention, un acte peut véhiculer du racisme.

« Faut pas voir le racisme partout ! »

Au sein de la population, les mêmes arguments reviennent fréquemment face à ces dénonciations. Des arguments souvent avancés de bonne foi mais qui paraissent pourtant insuffisants pour balayer la polémique d’un simple revers de la main. Et qui, dans le même temps, ont tendance à bloquer toute possibilité de débat. Relevons-en trois principaux.

Tout d’abord, ces différents personnages et pratiques font partie intégrante de notre tradition, de notre folklore et de notre culture. Il est très difficile de voir ces fondements remis en question : « On ne touchera pas à notre Sauvage »[2]. Accepter d’ouvrir le débat reviendrait à accepter de remettre en cause notre héritage culturel, avec le risque d’ouvrir la porte à d’autres revendications.

Si ces personnages font effectivement partie de certaines traditions, ces dernières sont-elles pour autant immuables ? Ne peuvent-elles pas évoluer, en particulier lorsqu’elles suscitent autant de sentiments négatifs chez toute une partie de la population ? Par ailleurs, relevons que cet argumentaire relatif à l’héritage culturel local ou national s’accompagne très souvent de phrases telles que « et si ça ne leur convient pas, ils n’ont qu’à rentrer chez eux ». Comme s’il était toujours impossible, aujourd’hui, d’être à la fois « Noir » et Belge. De quoi rappeler par ailleurs que lorsqu’il est question de diviser le monde de manière homogène entre « nous » et « eux » autour du concept de culture[3], l’idéologie raciste n’est jamais bien loin. 

Ensuite, souvent blessées par l’utilisation du terme « racisme », de nombreuses personnes s’indignent. « Moi, raciste ? Bien sûr que non ! ». Avec à la rescousse différentes explications, comme celle de l’organisateur d’une soirée blackface qui déclare qu’il n’y avait aucune intention raciste dans le chef des jeunes invités incriminés. Et d’étayer son propos en précisant que plusieurs d’entre eux étaient actifs dans des associations d’aide à l’Afrique[4].

Rappelons toutefois ceci : le racisme est loin de se résumer à une question d’intention. Il n’y a pas d’un côté les gentils tolérants et de l’autre les méchants racistes. Le fait de travailler en tant qu’humanitaire en Afrique, de voter pour Obama ou d’avoir un ami noir n’immunise pas contre la possibilité d’avoir – consciemment ou pas – des attitudes et réflexes racistes. Nous ne devrions pas avoir honte. Nous sommes chacun le produit d’un environnement marqué structurellement par le racisme et il est souvent très difficile de prendre du recul par rapport à celui-ci. Cette difficulté ne nous exonère pas pour autant de la responsabilité morale de tenter de le faire.

Enfin, plus généralement, il y a le besoin de relativiser : « Il ne faut pas exagérer et voir le racisme partout! ». Mais comme nous allons le voir, de par les contextes présent et historique dans lesquels ils s’inscrivent, ce folklore et ces pratiques ont des effets que l’on ne peut relativiser.

Une représentation caricaturale et inférieure des « Noirs »

Pourquoi, aujourd’hui, se grimer le visage pour se déguiser en « Noir » est-il quelque chose d’insultant, d’humiliant, de raciste ? Un rapide sondage autour de soi permet de se rendre compte que pour la majorité des gens, cette question reste sans réponse.

Accepter l’idée d’en débattre permettrait pourtant d’entendre certains arguments. À commencer par celui-ci : cette pratique qui présente une image caricaturale des Noirs aurait un impact fort sur la manière dont peuvent se percevoir les jeunes enfants afro-descendants[5]. Une étude associative a en effet démontré que des personnages comme Père Fouettard ont des conséquences néfastes sur les représentations que ces enfants se font d’eux-mêmes[6]. De fait, alors que les discriminations à l’emploi débouchent sur une absence récurrente de figures sociétales auxquelles ils peuvent s’identifier de manière positive,  ce type de folklore particulièrement visible leur renvoie une image stéréotypée et inférieure « du Noir » – et donc du groupe auquel la société les assigne. Peu importe qu’il n’y ait pas d’intention raciste, le constat et les conséquences sont là.

Une histoire déshumanisante

D’autres arguments existent. Et ils sont loin d’être nouveaux. Pour commencer, un petit détour par l’histoire. Aux Etats-Unis, dans le courant du XIXème siècle, alors que les « Noirs » sont toujours vendus en tant qu’esclaves, avaient lieu des divertissements burlesques, appelés « Minstrel shows ». Des Blancs se grimaient le visage en noir, se peignaient des grosses lèvres et prenaient un accent « petit nègre ». Ils représentaient la caricature « du Noir », en jouant des personnages systématiquement ignorants, paresseux, stupides, doués uniquement pour la danse et la musique. L’objectif ? Faire rire. Le fait de se grimer le visage en noir aujourd’hui fait donc écho à une période particulièrement déshumanisante de l’histoire, en particulier aux Etats-Unis.

Mais pas seulement là-bas. En France également, où cette pratique s’est historiquement retrouvée dans les vaudevilles. La Belgique a elle aussi une histoire marquée par la diffusion massive et continue de représentations caricaturales et méprisantes « du Noir ». En témoignent les différentes images véhiculées par les services de propagande coloniale. Pensons par exemple aux zoos humains et expositions universelles où l’on voyait, encore en 1958, le public jeter des cacahuètes et des bananes aux familles « indigènes » se trouvant dans le « village congolais ». Des représentations qui servaient à renforcer les stéréotypes inférieurs accolés aux « Noirs » et, par-là, à justifier l’entreprise coloniale et la suprématie blanche.

Lorsque l’on regarde des photos du Sauvage d’Ath, de Père Fouettard ou des Noirauds, difficile de ne pas y voir des traces de ce passé douloureux. Et ce, même si l’intention raciste n’est pas présente. Comment dès lors ne pas comprendre les sentiments de colère et d’humiliation que cela peut susciter ?

Vieille recette, mêmes résultats

« Le passé, c’est le passé. Il ne sert à rien de le ressasser sans cesse ! », diront certains. Certes. Sauf que ce passé trouve toujours un écho très fort dans le contexte sociétal présent.

Aujourd’hui, les stéréotypes négrophobes sont toujours les mêmes, profondément ancrés dans les esprits d’une partie de la population : les Noirs seraient notamment paresseux, en retard, moins intelligents ou encore incapables de conduire une voiture. Des stéréotypes condescendants et méprisants[7] qui ont des conséquences, puisqu’ils vont notamment permettre de justifier, consciemment ou pas, toute une série de discriminations structurelles. Ainsi, malgré un niveau d’études supérieur à la moyenne nationale, le taux d’emploi des Belges d’origine congolaise est nettement inférieur à celui des  « Belgo-belges ». Des discriminations que l’on retrouve à tous les niveaux de la société (logement, interactions avec les institutions publiques, violences policières...) et qui s’inscrivent par ailleurs dans un contexte d’invisibilisation très forte des Afro-descendants dans la société.

En bref, le constat est sans appel : être « Noir », aujourd’hui en Belgique, n’est pas sans conséquence. Dès lors, dans notre société, un « Blanc » qui se déguise en « Noir », cela n’a rien d’anodin. Symboliquement, c’est un dominant – même malgré lui[8] – qui se déguise en dominé. Et ce même s’il n’y a pas d’intention raciste, même si – et surtout si – c’est juste pour rire. Mais de quoi et de qui rit-on, au juste ? C’est vécu comme de la moquerie, comme quelque chose d’humiliant, de déshumanisant. C’est reprendre sur le ton de l’humour un ensemble de stéréotypes historiques qui, structurellement, contribuent encore aujourd’hui à maintenir les « Noirs » au bas de l’échelle sociale. À ce sujet, on peut entendre dans la série « Dear White people » que le blackface est « une occasion pour la majorité de rendre hommage aux communautés marginalisées en intensifiant les stéréotypes-mêmes qui les oppriment ».

C’est par ailleurs renforcer l’invisibilisation[9] des Afro-descendants, en les « jouant », comme s’ils n’étaient pas là. Les Noirauds ne se noircissent-ils pas le visage de noir afin, justement, de paraître « anonymes » ?

Être Blanc, ici et maintenant, offre des privilèges. Et « se permettre de se «déguiser en Noir», c’était aussi avoir le privilège de ne pas l’être au quotidien »[10]. Et donc ne pas subir les moqueries et les discriminations.

Osons en débattre

On le voit, les arguments existent. Quelques recherches vous permettront d’en trouver bien d’autres. Mais plus encore que la méconnaissance de ces arguments, c’est cette volonté répandue de couper court à tout débat qui est regrettable. « Il ne s’agit pas de racisme. Point barre ! ». Comme si seules certaines personnes pouvaient affirmer ce qui est ou n’est pas du racisme. Comme si le simple fait que toute une partie de la population se sente à ce point offensée et humiliée par cette pratique ne constituait pas déjà, en soi, une raison suffisante d’en discuter.

Cela ne signifie pas qu’il faille montrer d’un doigt accusateur tout qui se dit attaché à Père Fouettard ou au Sauvage d’Ath, qu’il faille les interdire ou relativiser l’importance du folklore. Mais acceptons d’en débattre afin de comprendre les répercussions qu’ils peuvent avoir sur nos voisins, nos collègues, nos amis, nos enfants, et sur la manière à la fois de se percevoir et de percevoir l’Autre.

Cela permettrait également de mettre en lumière certaines spécificités méconnues du racisme anti-Noirs. Car le blackface, et plus encore l’ignorance autour de cette pratique, symbolisent une des caractéristiques majeures de la négrophobie aujourd’hui : des manifestations de racisme banalisées, fondées sur le mépris, pas ou peu visibles, souvent inconscientes mais particulièrement violentes[11].



[3] À ce sujet, voir Orban A-C. (2015), « Peut-on encore parler de racisme ? Analyse des discours d’exclusion et des mécaniques de rejet », Ed. Couleur livres, Mons, 132p.

[5] Terme utilisé pour définir les personnes d’origine africaine.

[6] Robert M-T. (2016), « Zwarte Piet ? Non peut-être ! Les enfants congolais face au folklore racial belge », in Demart S. et Abrassart G. (dir.), « Créer en post colonie. 2010-2015 Voix et dissidences belgo-congolaises », Bozar – Africalia, pp. 57-63.

[7] Robert M-T., Rousseau N. (2016), « Racisme anti-noirs, entre méconnaissance et mépris », Bruxelles, Editions Couleur Livres, 132 p.

[8] À ce sujet, pour en savoir davantage sur la question du privilège blanc, voir notammenthttp://www.bepax.org/publications/analyses/le-racisme-anti-blanc-n-existe-pas,0000772.html  

[9] Regardez autour de vous et constatez. Combien d’Afro-descendants sont présents au Journal télévisé ? Comment sont-ils représentés dans les mondes politique et judiciaire ? Ou plus simplement, combien sont-ils à occuper des postes stratégiques dans votre équipe de travail ?

[10] « Je ne serai pas votre déguisement d'Halloween », https://www.buzzfeed.com/piekhe/je-ne-serai-pas-votre-deguisement-dhalloween

[11] Robert M-T., Rousseau N. (2016). 

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