Conspirationnite à l’école Des « lettrés numériques » pour le meilleur des mondes

Rédigé le 29 mai 2015 par : Hervé Narainsamy

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Tout le monde a droit au doute et, la démocratie, c’est aussi le droit de penser par soi-même. Héritage des Lumières. Le rôle de l’école est ici fondamental. L’une de ses missions n’est-elle pas de nourrir l’esprit critique ? Étudier et se former pour apprendre à se dégager des obscurantismes de tous bords. Gageure.

Seulement voilà, depuis le 11 septembre 2001, l’effroyable imposture de Thierry Meyssan est passée par là et a encore infléchi la donne, transformant le soupçon en dogme populaire et un certain nombre d’enseignants en maquisards (ou en déserteurs) face à l’Empire du soupçon généralisé.[1]

Ce phénomène nouveau est l’occasion de nous pencher d’une part sur le(s) glissement(s) de la notion d’autorité et, d’autre part, sur la possibilité – ou pas – de former encore des lettrés et, qui plus est, des « lettrés numériques »[2].

La religion du soupçon ou l’autorité sans (re-)pères

On l’a vu après les attentats de Paris, deux pierres d’achoppement sont à la mode dans nos classes : d’abord, une posture du soupçon qu’il est parfois très difficile de réinviter au labeur critique.

Originellement, critiquer signifie juger dans le sens de discerner, peser le pour et le contre. Décider vient après. Or, tout se passe maintenant comme si les étudiants devaient pouvoir remettre tout en cause sans pour autant se donner la peine de trop réfléchir. Sous prétexte que tout ne serait pas clair, ils préfèrent adhérer à la version alternative. Ils ne se tiennent plus alors dans l’ouverture intellectuelle mais dans le registre de la croyance et, de là, il est parfois difficile de les ramener.

Ensuite, le soupçon se nourrit, dans le chef d’un certain nombre de nos jeunes, d’imposteurs notoires : Meyssan, Soral, Dieudonné, Faurisson[3], etc. Ceux-ci illustrant le propos de Kant selon laquelle « […] il arrive souvent qu’un homme extrêmement riche de connaissances soit le moins éclairé lorsqu’il s’agit d’en user »[4].  

En dehors de leurs options politiques, ce qu’on peut reprocher à ces derniers, c’est leur profonde incompétence et leur mauvaise foi intellectuelles. Imposteurs, ils le sont donc doublement : intellectuellement et politiquement - dans la mesure où leurs partis pris intellectuels ne servent en réalité qu’à rôder une idéologie sectaire que, très souvent, les jeunes qui les suivent ignorent. Bref, il arrive de plus en plus aujourd’hui qu’au nom du doute, l’étudiant s’arrête de (vouloir) penser. C’est un comble.

Ces imposteurs ne sont pas problématiques en soi. Ils le sont surtout dans la mesure où ils servent de référence et de relais privilégiés à des adolescents qui cherchent des informations à la fois clef sur porte et hors "système". Il est évident que ce n’est pas Meyssan et consorts qui ont inventé l’imposture. Disons que, depuis le 11 septembre 2001, ils ont simplement ouvert tout grand la voie à la diffusion des impostures numériques.

Dans un tel contexte, les enseignants finissent par avoir eux-mêmes du mal à penser leur métier! Où est leur légitimité ? Comment encore faire autorité – c’est-à-dire aussi être autorisé – sans pour autant se faire autoritaire ?

Le « Qu’est-ce qui me prouve que c’est vrai ? » entendu parfois en classe à propos par exemple des attentats de Paris est symétrique au « Qu’est-ce qui me prouve que je dois vous obéir? » entendu parfois par les enseignants ou les parents qui, dans un renversement assez déstabilisant, ne se voient plus autorisés par la génération d’en dessous.

Entourés d’impostures, les termes de la contre-posture ne sont plus très évidents. Par le passé, leur métier de transmetteur autorisé allait de soi, l’autorité de leur savoir était acquise. Désormais, face au nouveau dogme du soupçon, la tentation est grande pour l’enseignant de se transformer en exorciste pour adolescents lobotomisés.

Il faut en effet se retenir pour demeurer dans ce que Montaigne appelait le « commerce des hommes » et ne pas  tomber dans le piège de deux positions qui s’affrontent mais ne pensent plus, à la manière des Charlie/anti-Charlie qui se regardèrent en chiens de faïence dans certains établissements français et belges, sans rien vouloir concéder au camp adverse. Il serait en effet dommage que, par résignation, nous abandonnions les Lumières pour l’Inquisition.

D’un autre côté, comme le soulignait déjà Hannah Arendt en son temps, « même si nous admettons  que chaque génération ait le droit d’écrire sa propre histoire, nous refusons d’admettre qu’elle ait le droit de remanier les faits en harmonie avec sa perspective propre ; nous n’admettons pas le droit de porter atteinte à la matière factuelle elle-même »[5], à moins d’accepter de vivre dans un champ de ruines.

Ce dogme du soupçon n’est pas né avec les conspirationnistes. Disons plutôt qu’il a bien profité de la brèche. Ce nouveau Dieu-fantôme s’est en effet logé au coeur de la démultiplication des repères[6] née de la mise en réseau des connaissances.

Et c’est bien là l’un des nœuds du problème pour l’école (mais également pour les parents) : comment alors incarner encore un repère qui fasse autorité dans un monde où les jeunes sont bombardés de références de toutes sortes et auxquelles, en plus, ils ont accès sans répit ? Connectés à un milliard de paroles possibles et gratuites, pourquoi tout à coup désobéir aux sirènes de celles-ci au profit d’une seule qui exige un travail ? Ce qui est essentiel dans cette question est le « pourquoi ».

Des nouveaux maîtres à penser pour une authentique culture du doute

Dans ces conditions, le défi pour les enseignants est double : d’abord, assumer qu’il n’y aura pas de retour à l’autorité d’antan - c’est  le « Dieu est mort, Dieu demeure mort ! » de Nietzsche[7] - car nous avons affaire à une véritable mutation psychique et sociale, dont, même malgré nous, nous sommes tous partie prenante. L’horizontalité de l’information produite sur le net est venue saper et remplacer la traditionnelle verticalité de la formation dispensée à l’école – ou même en famille. Et ce n’est pas demain que la seconde retrouvera son ascendant sur la première. Problème : on peut s’informer à gogo, mais sans pour autant (y) avoir été formé. Ainsi, pour beaucoup d’élèves, n’importe quel montage vidéo vu sur Internet peut-être vrai…

Cela dit, il faudra bien, selon les mots de Tocqueville, continuer à « instruire la démocratie » puisque cette égalisation des repères est un leurre. Sinon, nous nous acheminons vers cette société de déments obligés d’allumer des lanternes à midi[8]

La difficulté de ce travail est toutefois redoublée par l’économie psychique propre à notre société capitaliste, cette utopie de la croissance dans tous les sens. En effet, la quantité mais aussi la forme d’un certain nombre d’informations produites sur Internet peuvent être qualifiées d’im-médias (l’expression est de Lebrun). Du coup, la structure même de la "culture du web" permet, si besoin, de zapper toute formation et donc d’esquiver ce travail de soi sur soi qui nous permet de devenir responsable de ce qu’on devient : économie psychique de l’adhérence à soi, cet autre dogme, qui, dans sa dynamique, n’est certainement pas étranger au premier.

Les enseignants de demain devront donc avoir la force de ce Sisyphe qu’imaginait Camus et, pour cela, doivent être formés à rester des chercheurs même si la nouvelle mode des TIC (technologies de l’information et de la communication) à l’école fait ici passer des vessies pour des lanternes en laissant croire qu’être geek suffirait à l’enseignant de l’avenir pour tenir sa place[9]. Des écrans tactiles pour encore toucher les jeunes ?

Au contraire, mon expérience me montre qu’au fond nos élèves, même bien embués d’un égalitarisme bon marché, cherchent, non pas ce qui les amuse, mais ce qui les élève. Donc un Maître. Le Maître de demain qui saura encore élever des jeunes sera d’abord cet individu capable de soutenir sa propre parole par sa culture et par sa recherche de vérité – mot tabou aujourd’hui : « Cette intention est précisément ce qui vectorise l’acte pédagogique. C’est ce qui transmet et ce qui se transmet. C’est la tangence dynamique entre le rapport que le maître entretient avec le savoir qu’il enseigne et le rapport que construit l’élève avec le savoir qu’il apprend : il faut que le maître enseigne en interrogeant toujours ses propres savoirs du point de vue de la vérité pour que l’élève se les approprie avec les exigences de la vérité »[10].

Aussi, la confiance est-elle essentielle. Chez les élèves, elle peut naître du sentiment que les adultes ne se tiennent pas devant dans le but de les formater ou les (con-)vaincre, mais avant tout pour les faire réfléchir et grandir – les cultiver.

Pour une génération qui n’arrête pas de se demander, à l’instar du conspirationnisme : « À qui profite le crime ? », il faut pouvoir leur signifier que, dans le commerce que nous entretenons avec eux, il n’y a, pour nous, ni profit ni crime, seulement un enjeu qui nous tient à cœur : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. En sortant de mes mains, il ne sera, j’en conviens, ni magistrat, ni soldat, ni prêtre : il sera premièrement un homme »[11]. Voilà une belle formule pour l’école de l’excellence - pour tous. Encore s’agirait-il alors de pouvoir sacrifier sans sourciller les parts de marché à ce grand projet. Mais, pour cela, il faudrait que nos dirigeants soient eux-mêmes des êtres de culture… L’empire du soupçon a de beaux jours devant lui. Il nous reste donc à imaginer Sisyphe heureux…

 



[1] Je vous invite à écouter l’émission Pourquoi les théories du complot séduisent-elles nos enfants? Sur le site : www.conspiracywatch.info
[2] VERGNE (Guillaume), GAUTIER (Julien), STIEGLER (Bernard), KAMBOUCHNER (Denis) et MEIRIEU (Philippe), L’école, le numérique et la société qui vient, Mille et une nuits, 2012, p. 113.
[3] La mécanique intellectuelle étant probablement la même, on pourrait, à côté de ces impostures, accoler également toute la sphère islamiste qui sévit sur le net. En ce qui concerne Faurisson et Dieudonné, voici quelques bons exercices de déconstruction : Les mensonges de Faurisson. « Pas de chambres à gaz dans les camps de concentration ? », www.phdn.org. Voir aussi :  Un blog anti-Dieudomania. Où l’on ne taxe pas les gens d’antisémite à la légère, jeankoong.unblog.fr
[4] KANT (Emmanuel), Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Hatier, 1994, p. 26. Nous soulignons.
[5] ARENDT (Hannah), La crise de la culture, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p. 304.
[6] Voir à ce sujet : LEBRUN (Jean-Pierre), La condition humaine n’est pas sans condition, Éditions Denoël, 2010, p. 21. Et, également, du même auteur : Un monde sans limites, Éditions Eres, 2009.
[7] NIETZSCHE (Friedrich), Le Gai Savoir in Friedrich Nietzsche, Œuvres, traduction de Patrick Wotling, Flammarion, 2000, pp. 161-162. (Collection Mille &Une pages). Nous soulignons.
[8] NIETZSCHE (Friedrich), Ibidem.
[9] Voici quelques exemples inverses, où des enseignants se saisissent du défi, avec un certain panache : Comment parler de l’affaire Dieudonné en classe ? ou Les ficelles de l’Histoire : Dieudonné, marionnettiste et pantin sur  lewebpedagogique.com ; voir aussi : d-d.natanson.pagesperso-orange.fr ; ainsi que Dieudonné et pédagogie, www.lfdw.fr/
[10] MEIRIEU (Philippe), Idem, p. 167.

[11] ROUSSEAU (Jean-Jacques), Émile ou de l’éducation, Livre I

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