Damso : autopsie d’une polémique

Rédigé le 12 décembre 2018 par : Edgar Szoc

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Ce fut à coup sûr une des polémiques de l’hiver. Comment pouvait-il en aller autrement pour une affaire qui cochait la plupart des cases de nos obsessions contemporaines.

Le choix de l’Union belge de football de confier la réalisation de l’hymne des diables rouges au chanteur Damso, avant d’y renoncer (officiellement d’un commun accord) laisse un goût amer dans la mesure où l’épisode a figé des positions plutôt que d’organiser une discussion. Modeste tentative d’en sortir par le haut.

Un rappel des faits s’impose. Novembre 2017 : l’Union belge de football annonce que le rappeur Damso succèdera au Grand Jojo et à Stromae dans l’historique des interprètes des « hymnes » accompagnant les diables rouges lors des différentes Coupes du monde. De son vrai nom William Kalubi, Damso est âgé de 26 ans. Né à Kinshasa, cet auteur compositeur interprète belgo-congolais est actif dans le monde du rap depuis une douzaine d’années et y connaît un succès phénoménal. Dans une coloration très sombre et violente, ses chansons abordent de manière particulièrement crue des thématiques liées au mépris de classe, au racisme et à son rapport – sombre, violent et cru, lui aussi – aux femmes. Dans ce dernier domaine, certaines formulations sont d’une violence telle qu’il vaut mieux ne pas les reproduire ici.

Immédiatement, la polémique enfle, les camps se figent et s’envoient à la figure les paroles les plus crues de l’artiste pour argumenter leurs points de vue – ce qui produit un effet d’irréalité pour le moins surprenant… Sortir des paroles de rap de leur « écosystème naturel » des festivals, des salles de concert ou des casques audio des adolescent.e.s pour les évoquer dans les journaux télévisés ou les débats du dimanche produit le même effet d’étrangeté que d’imaginer un cours d’Emmanuel Levinas à la tribune d’un stade de football.

La polémique a en effet rapidement quitté les univers du rap et du football pour s’inviter dans le monde politique. Le ministre de la coopération au développement, Alexander De Croo, a par exemple manifesté publiquement sa désapprobation face à la décision de l’Union belge. « La promotion de Damso comme porte-étendard donne son aval au sexisme dont il est le champion », déclare également le Conseil belge des femmes francophones dans une lettre adressée à l’Union belge de football et aux sponsors de diables rouges[1].

Quatre mois plus tard, en pleine semaine internationale des droits des femmes, suite à la pression médiatique et – surtout – de ses principaux sponsors, l’Union belge annonce qu’elle et Damso ont décidé de commun accord de renoncer au projet[2], et que diables rouges et supporters iront donc sans hymne en Russie.

Une bonne conscience à bon marché

Comment interpréter cette succession d’événements ? Le choix de Damso paraît difficilement défendable au vu du caractère fédérateur qu’est censé revêtir un hymne de football et incarner celui qui le chante. On imagine aisément que les hommes qui constituent l’immense majorité du pouvoir décisionnel au sein de l’Union belge n’ont pas envisagé une seule seconde ce que leur choix pouvait avoir de blessant pour la moitié de la population à laquelle ils n’appartiennent pas. On imagine même assez facilement à quel point ils ont pu se féliciter d’un choix audacieux, hors des sentiers battus et manifestant une ouverture à la diversité de la société belge et sa jeunesse. Peut-être d’ailleurs, ce choix malheureux signale-t-il également la difficulté à trouver des personnalités fédératrices dans nos sociétés de plus en plus diversifiées.

Il ne s’agit donc pas ici d’une tentative de « réhabilitation » ou de défense d’un choix initial manifestement mal avisé. Face à la violence de certaines paroles du chanteur, les arguments portant sur « les codes spécifiques du rap », le « second degré », la « mise en scène d’un double fictif servant d’exutoire à des pulsions sublimées par la fiction », paraissent peser très peu quand bien même elles ne sont pas entièrement dénuées de pertinence.

Sans défendre le bien-fondé de Damso à incarner le rassemblement de la Belgique – et singulièrement des femmes et des hommes –, on peut toutefois s’interroger légitimement sur la tournure prise par la polémique et l’hypocrisie massive qui y a présidé. Au final, tout se passe comme si Damso avait fait figure de bouc émissaire offrant la possibilité à tout un système aussi machiste que lui de s’octroyer à bon marché un brevet de féminisme.

Il faut en effet être particulièrement peu sensible à l’ironie pour ne pas voir ce qu’a d’absurde le constat du retrait de Damso sous la pression d’un annonceur dont le slogan historique est « Les hommes savent pourquoi », et de grotesque d’entendre la CEO de Proximus, Dominique Leroy, exiger le retrait d’un chanteur qui se produit par ailleurs dans des festivals sponsorisés par la même entreprise.

Par ailleurs, les choix préalables de l’Union belge en matière d’interprète d’hymnes ne se sont pas toujours portés sur des artistes connus pour leur langage châtié à l’égard des femmes ou des minorités[3]. On peut évidemment se réjouir que les mentalités aient évolué et que ce qui passait naguère pour de la gaudriole sans conséquence apparaisse désormais socialement inacceptable et que les minorités agressées aient gagné un accès à la parole publique permettant de défendre leur dignité. On peut tout autant déplorer que la défense de cette dignité apparaisse beaucoup plus aisée quand elle opère au détriment d’un représentant d’une autre minorité.

En sortir par le haut

C’est de ce constat que naît l’arrière-goût d’amertume de la polémique : cette impression d’une bonne conscience achetée à bon marché au détriment d’un coupable idéal, ainsi que le sentiment que le débat n’a pas mis en scène les interlocuteurs les plus appropriés. Il existe en effet dans le milieu du rap et au sein de la culture hip hop, des femmes et des collectifs qui se battent pour y défendre une autre idée des rapports de genre que celle qui y domine[4]. Si on ne les a pas entendues, ce n’est pas parce qu’elles ne se sont pas exprimées mais parce qu’on ne leur a pas tendu le micro.

Bref, la polémique a inutilement cristallisé des positions et cimenté des oppositions entre des combats – contre le racisme et contre le sexisme – qui devraient être menés de concert. Une des raisons majeures qui explique la stérilité de la discussion réside donc dans le fait que la parole n’a pas été donnée aux bonnes personnes – ou en tout cas, pas à certaines des principales concernées, celles qui auraient été capables de parler du rap avec d’autres mots que ceux du mépris culturel et de classe.

Finalement, la seule personne que la polémique aura – peut-être permis de faire évoluer, c’est Damso lui-même : à l’occasion de la sortie de Lithopédion, son nouvel album, il a en effet déclaré à Libération avoir récemment acheté Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir et King Kong Theorie de Virginie Despentes[5].

 

 


[1] L’intégralité du texte « Carton rouge à Damso » est disponible ici : https://www.cffb.be/carton-rouge-a-damso/.

[2] La chanson, qui avait été déjà enregistrée par Damso au moment de la décision de mettre fin au contrat, sera finalement diffusée sous forme de chanson bonus ajoutée au nouvel album du chanteur, Lithopédion.

[3] Rappelons pour la bonne bouche les inoubliables vers du Grand Jojo dans Le tango du Congo : « J'suis amoureux d'une congolaise. C'est une belle noire. Et elle s'appelle Thérèse Et sa mère est Madame Caca Dans un snack-bar. Au Katanga. »

[4] Lire à ce sujet, Camille Wernaers, « Rap et féminisme : une possible réconciliation » sur le site de la revue Politique. http://www.revuepolitique.be/rap-et-feminisme-une-possible-reconciliation/. Camille Wernaers y évoque notamment la figure de la rappeuse française Chilla, qui dans le morceau sale chienne se réapproprie les insultes qui lui sont adressées – sur le modèle de la réappropriation par les Afro-américains de l’insulte Nigger.

[5] Marie Ottavi, « Damso le diable noir », Libération, 14 juin 2018. Disponible sur : 

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