Des parapluies usés pour entretenir l’ignorance blanche

Rédigé le 20 juillet 2020 par : Nicolas Rousseau

Blanchité Privilèges

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En tant que blanc·he·s, nous ne supportons pas d’être bousculé·e·s dans notre confort racial. Cela suscite chez nous des réactions prévisibles qui sont autant de boucliers contre ce qui sonne comme une attaque à notre égard.
Ces mécanismes de défense reposent pourtant sur une compréhension extrêmement pauvre du racisme, sur une ignorance continuellement entretenue.

Au même titre que l’hétéronormativité, la blanchité a cette double caractéristique d’être à la fois omniprésente, en impactant constamment la vie de tous les individus, et généralement invisible : il s’agit d’une norme non pensée comme telle par celles et ceux qu’elle inclut en son sein. De ce paradoxe découle un premier privilège : celui, pour les personnes blanches, de ne pas avoir à se poser la question de ce que c’est d’être blanc·he·s.

Que se passe-t-il lorsque cette norme et les inégalités qu’elle produit sont nommées et cessent d’être l’évidence ? Que se passe-t-il lorsque des personnes exclues de cette norme prennent la parole pour visibiliser la blanchité, pour la désuniversaliser, et finalement pour nommer et situer celles et ceux qui en bénéficient ?

Un déni tenace et multiforme

Il est normal que depuis leur position sociale, les groupes minoritaires questionnent et interpellent la norme sur ses angles morts, sur les violences qu’elle produit et les privilèges qu’elle génère. Et les sciences sociales nous rappellent qu’il n’est pas étonnant que cela suscite, dans le chef du groupe majoritaire, des réactions très fortes de résistance et de déni[1].

En tant que personnes blanches, lorsqu’une brèche est creusée dans la vision morale du racisme et lorsqu’est nommée notre position au sein de ce système, nous ressentons généralement des émotions intenses (étonnement, colère, indignation, culpabilité). Incapables de gérer cette situation d’inconfort totalement inhabituel, nous réagissons, argumentons, contre-attaquons. Tout, pourvu que cesse ce qui nous semble être une atteinte à notre intégrité morale.

Le plus souvent, nous nions, tout simplement : « Non, ce n’est pas du racisme ». Avec comme argument principal l’absence d’intention individuelle : pas d’intention raciste, pas de racisme ! Le racisme semble n’être qu’une question de point de vue et l’enjeu central devient d’imposer sa définition de ce qui est raciste et ce qui ne l’est pas. Un processus violent par lequel, depuis notre position dominante, nous cherchons à maintenir une définition morale de l’oppression.

Nous pouvons également déplacer la responsabilité sur les épaules de celles et ceux qui subissent les violences racistes. Il est ainsi fréquent d’entendre « c’est vrai qu’il y peu de diversité dans nos équipes, mais s’ils ne postulent pas, on ne peut aller les chercher nous-mêmes ». Notre déni peut également prendre la forme d’une affirmation selon laquelle il y a en fait une autre explication que le racisme. Récemment, lors d’une formation donnée à des professeur.e.s dans un groupe très majoritairement blanc, une dame afro-descendante, professeure de musique, explique se sentir régulièrement négligée par sa direction lorsqu’elle fait part de problèmes de racisme dans la cours de récréation. Spontanément, les réactions du reste du groupe débouchent sur un consensus : « ça n’a rien à voir avec ta couleur, c’est sûrement parce que tu es professeure de musique ». La journée passée à aborder les manifestations insidieuses du racisme structurel n’a visiblement pas fait le poids face à la nécessité de rétablir une situation confortable.

Nous pouvons encore regretter cette manie « de voir du racisme partout » ou de « diviser la lutte », voire même reprocher aux personnes racisées de dénoncer l’oppression qu’elles subissent de manière trop radicale, trop agressive. Et finalement, nous pouvons pousser le vice jusqu’à pointer la montée d’un racisme anti-blancs, tantôt timidement, tantôt de façon complètement décomplexée[2].

Un maintien du statu quo

Ces réactions quasi-systématiques ont des implications très fortes : elles déplacent le débat et ôtent systématiquement la question du racisme de la table. Le problème n’est plus celui des discriminations et violences racistes, mais bien celui de voir questionnée la position que nous occupons dans le système raciste. Ces résistances et ce déni ne permettent de questionner ni nos propres attitudes et croyances, ni la manière dont certaines pratiques produisent et perpétuent les violences et inégalités. Ils constituent des boucliers de défense face aux interpellations de celles et ceux qui quittent la place qui leur est historiquement assignée pour oser nommer la blanchité et le groupe qui en bénéficie.

Pourtant, derrière ces effets puissants se cache une compréhension extrêmement pauvre du racisme. Une vision morale, totalement déconnectée de l’histoire et des rapports sociaux de pouvoir. Le racisme devient principalement la peur ou la haine des différences, alors qu’il est un système de domination qui créé ces différences et les hiérarchise.

Comment expliquer cette ignorance, en dépit du savoir existant ? Comment est-il encore possible de ne pas savoir ? « Quelles sont les logiques par lesquelles on nie l’évidence de ce qu’on ne veut pas voir, on discrédite ceux qui tentent de le montrer, on requalifie ce qu’on ne parvient plus à taire, et finalement on justifie l’injustifiable? »[3]

Une ignorance blanche

Cette ignorance découle notamment du vécu de domination lui-même. Nous sommes, en tant que personnes blanches, socialisées de manière « à ne pas savoir ». En ne vivant pas l’oppression raciste et en grandissant dans une société modelée à notre image, nous nous trouvons isolé·e·s de toute violence structurelle liée à la race. Nous pouvons vivre notre vie entière sans nous intéresser au racisme et à son fonctionnement. Les subjectivités sont aussi le produit de l’histoire et des rapports sociaux de domination.

Pour le philosophe Charles Mills, cette ignorance blanche ne renvoie pas au seul fait de ne pas savoir dans le chef d’individus pris individuellement. Il s’agit plutôt d’un prisme, d’une manière de voir le monde, un peu comme l’habitus de Bourdieu[4]. Une sorte de « dysfonctionnement cognitif socialement avantageux » par lequel les sujets blancs se trouveraient « pris au piège d’une blancheur aveuglante éclipsant la réalité des rapports sociaux »[5].

Une ignorance intimement liée à la blanchité et qui n’a donc rien de naturel ; elle évolue, s’adapte selon le contexte et les périodes de l’histoire.  Aujourd’hui, selon Mills, elle repose particulièrement sur un blanchiment de l’histoire, avec une sorte « d’effacement racial »[6] : pour lui, ce que nous refusons de croire, c’est qu’un système global d’inégalités raciales hérité du passé puisse encore impacter la société actuelle. Cela permet, selon Gloria Wekker, de penser l’innocence de l’Europe, de nous penser comme un espace libéré du poids de la race[7].

Cet « effacement racial », on le retrouve en Belgique aujourd’hui, par exemple dans la manière d’aborder la question du blackface dans le folklore[8], dans la légitimité institutionnelle donnée au concept de racisme anti-blanc ou, plus généralement, dans tout ce qui n’est pas dit, dans tous les euphémismes que l’on peut trouver afin de ne pas nommer la race et ses effets.

Rafistoler des parapluies usés

Cette perception de l’ignorance ne doit pas pour autant nous sembler déresponsabilisante. Comme le rappelle Anne-Laura Stoler, le terme d’ignorance est étymologiquement lié au verbe ignorer, verbe actif qui désigne le fait de se détourner de quelque chose[9]. Cette ignorance est entretenue car elle est nécessaire au groupe majoritaire pour préserver le statu quo.

À cet égard, Jennifer C. Mueller souligne l’importance de ne pas sous-estimer la créativité dont les personnes blanches font preuve pour mettre en place des stratégies de résistance, telles que celles évoquées plus haut, lorsqu’une brèche est faite dans ce mur de l’ignorance. En reprenant une allégorie de Derrick Bell, elle imagine des perturbations météorologiques fictives : des pluies d’informations au sujet des violences et discriminations raciales qui tomberaient sur les personnes blanches. Face à ces averses, certain·e·s réussissent à éviter les averses, d’autres rafistolent des parapluies qui, bien que très usés, permettent d’éviter d’être trop mouillé·e·s, d’autres encore se retrouvent trempés mais mettent en place des moyens pour « tenir » durant cette période, le temps que le ciel se dégage[10]. L’essentiel, c’est le confort de l’ignorance et les avantages qui en découlent.

Il y a urgence à nous responsabiliser

« Les savoirs minoritaires ne peuvent que susciter de telles réactions car ils font voir (...) des formes de domination qu’en raison de la force de leur naturalisation on ne voyait pas comme telles »[11]. En pointant le caractère systémique du racisme et en situant celles et ceux qui en bénéficient au sein de ce système, « la prise de parole minoritaire dérange tellement que les majoritaires ne peuvent plus se permettre de l’ignorer »[12].

Alana Lentin parle d’une crise de la blanchité, estimant que, « dans la plupart des pays caractérisés par une blanchité structurelle et dominante, (...) celle-ci ne s’ignore plus désormais dans sa « crise d’identité », ajoutant que cette prise de conscience ne débouche pas sur un large mouvement de défection à la blanchité mais « suscite un appel aux armes, dans le but d’en protéger les avantages cumulés »[13]. Ce phénomène, précise-t-elle, « revêt des expressions multiples et ouvertes, matériellement importantes, que traduisent les passions renouvelées en Europe par un nationalisme populiste, le référendum du Brexit, l’élection de Donald Trump, la criminalisation rampante des identités musulmanes »[14].

Mais à côté de ces manifestations évidentes situées très à droite du spectre politique, les résistances et le déni, maquillés d’une couche de bons sentiments, sont également fréquents dans les sphères et associations plus progressistes de la société. Ils se matérialisent notamment par une importante inertie face à aux interpellations sur la nécessité d’entreprendre des mesures structurelles afin d’éviter la reproduction de violences tant dans les interactions au sein des associations que dans les pratiques.   

Il y a pourtant urgence, car pendant ce temps, ce sont encore et toujours les mêmes personnes qui subissent les micro-agressions racistes et le paient de leur santé. Il importe donc de continuer de créer des brèches dans cette ignorance, de susciter l’inconfort en questionnant ces réflexes défensifs, symboles aussi d’une absence d’empathie et d’humanité. Certes, ce focus sur les conduites individuelles n’est pas suffisant pour lutter contre le racisme, mais cela peut au moins permettre d’éviter de produire certaines violences là où il ne devrait pas y en avoir, et de créer des conditions permettant d’évoluer vers des changements structurels.  

 


[1] Voir notamment les travaux de Colette Guillaumin, ainsi que les références à venir dans ce texte.

[2] Pour plus d’informations sur ces différentes stratégies de résistance, voir Rousseau N. (2019), « Être blanc.he : le confort de l’ignorance », BePax, pp. 27-40.

[3] Fassin, D. (2006), « Du déni à la dénégation. Psychologie politique de la représentation des discriminations », in Fassin E. éd. (2006), De la question sociale à la question raciale : Représenter la société française, (pp. 131-157), Paris, La Découverte.

[4] Mills C.W. (2015), « Global White Ignorance », In Gross, M. and McGoey, L. (Eds) Routledge International Handbook of Ignorance Studies. Routledge. Abingdon, p. 218.

[5] Cervulle, M. (2012), « La conscience dominante. Rapports sociaux de race et subjectivation ». Cahiers du Genre, 53(2), 37-54.

[6] Mills C.W. (2015), « Global White Ignorance », op.cit., p. 219-220.

[7] Wekker G. (2016), « White Innocence. Paradoxes of colonialism and race », Duke University Press.

[8] A ce sujet, voir notamment les actions et interventions du collectif Bruxelles Panthères, de Véronique Clette-Gakuba et de Martin Vander Elst.

[9] Stoler A-L. (2010), « L'aphasie coloniale française : l'histoire mutilée », in Mbembe A., Vergès F., Bernault F., Boubeker A., Bancel N. & Blanchard P. (2010), Ruptures postcoloniales: Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, p.68.

[10] Mueller J. C. (2017), « Producing Colorblindness : Everyday Mechanisms of White Ignorance »,  in Social Problems, Volume 64, Issue 2, May 2017, Pages 219–238.

[11] Garbagnoli S. (2020), « « Les obsédé·e·s de la race et du sexe » : penser les attaques anti-minoritaires avec Colette Guillaumin », disponible sur https://aoc.media/.

[12] Idem.

[13] Lentin A. (2019), « Post-racialisme, déni du racisme et crise de la blanchité », SociologieS [En ligne], Dossiers, Politiques de la diversité, mis en ligne le 23 mai 2019, consulté le 18 mai 2020.

[14] Idem.

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