Drogues et racisme au banc des accusés

Rédigé le 22 décembre 2017 par : Clémentine Stévenot

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Drogues et racisme, voilà un couple insolite. Pourtant Clémentine Stévenot, chercheuse en toxicologie, met en avant un vice inquiétant : les discriminations racistes perpétrées par les institutions judiciaires à l’égard des usagers de drogues entraînent ces derniers dans la spirale de la précarité… Discriminations raciales et sociales se cumulent. Et la marginalisation n’est pas loin.

La prohibition et la pénalisation de la production, du commerce et de la détention des drogues illicites ne remplissent pas leurs objectifs. La « guerre contre les drogues » initiée par le président américain Nixon en 1971 et consacrée par nombre de conventions internationales est désormais largement reconnue comme un échec cuisant (Werb et al, 2011 ; Kopp et al, 2014). Elle ne diminue pas la prévalence de l’usage de drogue au sein de la population, ni les risques liés à celui-ci ; elle enraye encore moins le marché noir et les bénéfices dont les organisations criminelles profitent allégrement (Decorte et al, 2013 ; Werb et al, 2011).

Ce que la « guerre contre les drogues » a accompli toutefois, c’est bien de détourner l’énergie de la police de problèmes plus importants que la chasse aux usagers de drogues mais aussi d’engorger le système judiciaire et d’acheminer de nouveaux occupants vers des prisons déjà surpeuplées. Tous produits confondus, 70% des infractions enregistrées (c’est-à-dire les procès-verbaux) au niveau national et régional en 2015 concernent des faits de détention de drogues ; et 20% se rapportent au commerce et à l’importation/exportation (Eurotox, 2016). Près d’un tiers de la population carcérale belge est incarcéré pour des faits directement ou indirectement liés aux drogues (10,4% pour des faits exclusivement de drogue, 20,7% pour des faits de drogue assortis d’autres infractions en 2010 ; I.Care asbl, 2017).

Quel lien avec le racisme direz-vous ? Celui que la justice et la police ne sont pas aveugles. La pénalisation suit en effet un gradient de classe et d’ethnicité (Wacquant, 2010). Les risques et conséquences liées à la pénalisation sont inégalement répartis au sein de la population. Les personnes de classes sociales défavorisées et/ou racisées – et d’autant plus lorsqu’elles cumulent ces deux caractéristiques – sont davantage susceptibles d’être contrôlées par la police, d’être poursuivies en justice ou d’être condamnées à une peine de prison.

Les statistiques ethniques constituent un tabou en Belgique et en France. Trouver des données quantitatives représentatives au sujet du profil socio-économique et de l’appartenance ethnique des personnes prises dans les rouages de l’appareil policier, judiciaire et carcéral relève de l’exception. Certaines personnes redoutent en effet d’alimenter des discours et des pratiques discriminantes et stigmatisantes envers certaines franges de la population. S’il faut effectivement rester prudent quant à l’interprétation et la récupération de telles données, celles-ci sont cependant nécessaires. Evaluer et améliorer une société que l’on veut démocratique et égalitaire requiert d’observer la réalité dans sa totalité. L’invisibilisation des minorités discriminées justifie et nourrit le manque de réflexivité des pouvoirs publics et la politique de l’autruche, participant ainsi à la perpétuation d’un système qui sert la reproduction des inégalités et maintient les privilèges des dominants (Coppel et Doubre, 2012).

Les études menées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi que les rares données recueillies en France, poussent pourtant à s’interroger. Il faut bien sûr tenir compte que ces pays ne partagent pas la même histoire coloniale, ségrégationniste ou migratoire. Les réalités migratoires et l’expression du racisme institutionnel peuvent donc différer d’un pays à l’autre, ou même au sein d’un même pays, entre environnement rural et urbain, ou d’une ville à l’autre. Mais au-delà de ces variations, les mécanismes à l’œuvre restent similaires.

Les données sur les contrôles au faciès sont peu nombreuses. Selon l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA, 2010), en Belgique, 24% des personnes contrôlées par la police (au cours des 12 derniers mois) étaient d’origine nord-africaine en 2008, 18% turque et 12% de la « communauté majoritaire ». Les hommes et les jeunes sont également plus souvent contrôlés. Le style vestimentaire, en tant que révélateur de la classe sociale et économique ou de religiosité, peut aussi jouer sur la fréquence des contrôles (Ligue des droits de l’homme, 2017).

La justice elle-même traite inégalement les délits. Ceux généralement commis par les classes populaires (vols, recels) sont jugés plus durement que la criminalité « en col blanc » (délinquance financière, évasion fiscale) (Fassin, 2015 ; Wacquant, 2004). L’engorgement des cours de justice et l’accélération du traitement des dossiers pèsent davantage sur les classes populaires et les personnes nées à l’étranger, qui sont plus souvent envoyées en comparution immédiate et risquent plus l’emprisonnement ferme (en France ; Gautron et Rétière, 2013).

Les classes populaires sont surreprésentées dans le milieu carcéral. En France, la moitié des détenus sont sans emploi, un quart est ouvrier contre 1% de cadres. La moitié des détenus sont fils d’ouvrier ou d’employé. 4 détenus sur 10 sont sans diplôme et trois quarts sont sortis de l’école avant 18 ans, ce qui les cantonne souvent aux secteurs périphériques de l’emploi, aux métiers mal rémunérés et peu valorisés (Fassin, 2015 ; Wacquant, 2004). En Belgique, les données quant au profil socio-économique des détenus manquent cruellement, mais les rares qui existent dépeignent un tableau semblable (Wittouck et al, 2015).

Sur base du patronyme des détenus en maison d’arrêt[1], ou de leur apparence physique sur leur photo d’identité, le sociologue français Didier Fassin a relevé que deux tiers des détenus (trois quarts parmi les moins de 30 ans) étaient des hommes noirs et arabes. Aux Etats-Unis, la population carcérale compte près de deux tiers d’hommes noirs et hispaniques ; en Grande-Bretagne un quart des détenus sont des hommes noirs, asiatiques et métis (Fassin, 2015).

Le gradient de classe et d’ethnicité que suit la pénalisation des drogues est essentiellement décrit par des études nord-américaines (Tin et Olivet, 2013 ; Alexander, 2017). Difficile de nier toutefois qu’en Belgique et en France les minorités ethniques et les classes populaires ont souffert de la guerre contre les drogues. L’image du délinquant ou du dealer de drogues, jeune, de classe populaire et d’origine africaine ou nord-africaine, occupe largement les discours médiatiques, politiques et populaires (Wacquant, 2004).

Plusieurs mythes parcourent la guerre contre les drogues, souvent appuyés par des arguments qui relèvent davantage de la démagogie que de la science. Le mythe sécuritaire selon lequel une répression intensive fait fondre la criminalité est largement présent des deux côtés de l’Atlantique (Wacquant, 2004). Ce mythe soutient par exemple qu’une lutte répressive fait baisser la consommation et le trafic de drogues illicites. Tout au plus, la prohibition augmente les risques liés à l’usage de drogue (overdose, transmission des hépatites B et C, marginalisation, développement d’une dépendance, etc.), en n’offrant pas un contexte de consommation, de production et de commerce sécurisé et sécurisant. Le contexte prohibitionniste handicape en effet les services d’information, de prévention et de réduction des risques, en limitant leur liberté d’action et les moyens financiers et humains dont ils disposent. Il alimente aussi la violence institutionnelle à l’encontre des usagers et la peur que peuvent connaître les usagers (peur de la police, de la prison, de perdre la garde des enfants, des attitudes discriminantes du personnel soignant, etc.).

La prohibition n’a pas non plus réduit le trafic qui fait prospérer les organisations criminelles et le marché noir. Ce ne sont pas les « gros » trafiquants qui sont punis mais d’abord les petits trafiquants de rue et les usagers. Ce sont également les personnes racisées et issues des classes populaires, qui correspondent à l’idée que le système policier et judiciaire se fait du « délinquant » et du « consommateur de drogue ». Un autre mythe.

Mais les mythes font oublier les facteurs socioéconomiques beaucoup plus significatifs de la criminalité. Ils rendent aveugles aux discriminations perpétuées par les institutions, et aux rôles du désengagement de l’Etat social et du racisme institutionnel dans la reproduction des inégalités, la précarisation et la criminalisation de certaines franges de la population (Wacquant, 2004).

Les conséquences et les risques liés à la condamnation et à l’emprisonnement suivent eux aussi le gradient d’ethnicité et de classe. L’incarcération intensifie la pauvreté à la fois des détenus et de leurs familles (Wacquant, 2004). De plus, l’étiquette de « délinquant » s’accompagne d’un ensemble de discriminations qui assignent les personnes à un statut infériorisé et qui s’ajoutent aux handicapes socio-économiques déjà existants (De Lagasnerie, 2017).

Le système prohibitionniste a échoué à remplir ses objectifs. Plus encore, la répression touche disproportionnellement les usagers de drogues et introduit de nombreuses personnes dans l’appareil judiciaire voire carcéral. Et parce que cet appareil est biaisé, la prohibition participe à la stigmatisation et à la précarisation des personnes racisées et des classes populaires, dont les usagers de drogues peuvent faire partie. En faisant marcher la mécanique des rouages policiers et judiciaires, la pénalisation des drogues illicites concourt à la reproduction des inégalités sociales basées sur l’ethnicité et la classe sociale. Peut-être serait-il temps de s’interroger sur le rôle du maintien d’un système prohibitionniste inefficace dans la pérennité des rapports de domination.

Références

Alexander, M. (2010). The New Jim Crow, Mass Incarceration in the Age of Colorblindness. The New Press, USA.

Coppel, A. et Doubre, O. (2012). Drogues : sortir de l’impasse. La Découverte, Paris

Decorte, T., De Grauwe, P., & Tytgat, J. (2013). Cannabis : bis ? Plaidoyer pour une évaluation critique de la politique belge en matière de cannabis. Université de Gand et Université de Louvain.

De Lagasnerie, G. (2017) « Guerre aux drogues, guerre aux Noirs », in Libération, [en ligne] consulté le 12/12/2017.

Eurotox (2016). Rapport sur l’usage de drogues en Wallonie et à Bruxelles. Rapport 2016. Bruxelles : Eurotox.

Fassin, D. (2015). L’Ombre du monde. Seuil.

FRA (2010). Données en bref. Contrôles de police et minorités, EU-MIDIS, Union européenne.

Gautron, V. et Rétière, J.-N. (2013). La justice pénale est-elle discriminatoire ? Une étude empirique des pratiques décisionnelles dans cinq tribunaux correctionnels. Colloque "Discriminations : état de la recherche", Université Paris Est Marne-la-Vallée, France.

I.Care asbl (2017). Mursmurs, n°3, printemps-été.

Kopp, P. et al (2014) Cannabis : Réguler le marché pour sortir de l’impasse. Terra Nova, 19 décembre.

Ligue des droits de l’homme (2017). Contrôler et punir ? Etude exploratoire sur le profilage ethnique dans les contrôles de police : paroles des cibles.

Tin, L.-G. et Olivet, F. (2013). « La guerre aux drogues : une guerre raciale ? », in Libération, [en ligne] consulté le 12/12/2017.

Wacquant, L. (2004). Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale. Agone, Marseille.

Wacquant, L. (2010). « La fabrique de l'État néolibéral. « Workfare », « Prisonfare » et insécurité sociale », Civilisations, vol. 59-1, n°1, pp. 151-174.

Werb, D., Rowell, G., Guyatt, G., Kerr, T., Montaner, J., Wood, E. (2011). “Effect of drug law enforcement on drug market violence : A systematic review”, in International Journal of Drug Policy, 22, 87-94.

Wittouck, C., Dekkers, A., Vanderplasschen, W., De Ruyver, B. & Vander Laenen, F. (2015). Etude des résultats et de la récidive de la chambre pour le traitement des dossiers drogue de Gand. Conclusions et recommandations. Bruxelles : Politique scientifique fédérale.

 

 


[1] Les maisons d’arrêt regroupent à la fois les prévenus et les détenus condamnés à des peines de moins de deux ans.  

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