En Belgique : quand les syriens se mettent aux affaires

Rédigé le 21 décembre 2018 par : Benjamin Peltier

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Plus de 20.000 syriens sont arrivés en Belgique depuis 2011. Auparavant, ils n’étaient que quelques milliers à vivre dans notre pays et ne constituaient pas, à proprement parler, une minorité visible.

Désormais à Bruxelles ou Anvers, il n’est plus rare de tomber sur un commerce syrien récemment ouvert. Que ce soit de l’HoReCa, des épiceries, des magasins de vêtements ou encore des services, l’immigration syrienne a su se montrer rapidement active dans le domaine entrepreneurial. Ce dynamisme a quelque chose de surprenant : d’autres communautés aussi nombreuses n’ont pas cette présence visible. Comment l’expliquer ? Cette analyse va s’attacher à explorer cette réalité.

Il est 15h quand nous arrivons chez Mohamad à Anderlecht. Son magasin de vêtements de travail « WorkWear Alep » borde les abattoirs d’Anderlecht. On le repère de loin avec tous les drapeaux syriens qui ornent sa façade. Il nous invite dans son petit bureau au fond du magasin. On se croirait en Syrie : le ventilateur tourne pour couper cet air épais de l’été, le mur est orné d’affiches touristiques syriennes montrant différents monuments, les gens entrent et passent, saluent et boivent un café avant de repartir. Nous sommes installés dans deux divans et dorénavant la maitrise de notre emploi du temps ne nous appartient plus.
Mohamad est une exception : il est arrivé en Belgique il y a 17 ans. Il a travaillé des années durant dans des entrepôts de tri de vêtements de seconde main en Flandre. Dans ce business particulier de l’envoi de vêtements vers l’Afrique, les Syriens ont progressivement supplanté les belges. A l’époque, la méthode consistait à envoyer des containers remplis de vêtements non triés et rarement propres en bateau et de trouver des acheteurs intéressés. Les Syriens vont vite voir le potentiel d’améliorer le produit en triant les vêtements par taille, par type et en veillant à un niveau de qualité minimum. Très vite les importateurs africains vont apprécier acheter « du syrien » et la petite communauté syrienne belge va s’en faire une spécialité. Mohamad lui, après des années dans le secteur, va utiliser ses économies pour sortir de ce métier où les hangars pleins de poussières détruisent sa santé. Il va ouvrir en 2009 ce magasin de vêtements de travail. Puis arrive 2011 et la révolution syrienne. Progressivement des membres de la famille de Mohamad vont arriver en Belgique. Ainsi Ali arrivé en bateau à partir de la côte libyenne après des expériences d’une rare violence sur son trajet, parvient à rejoindre son oncle en Belgique en 2014. La notion de famille en Syrie est d’une part beaucoup plus inclusive que la nôtre (elle s’étend par exemple dans le cas de Mohamad aux petits-enfants des cousins de ses grands-parents) mais aussi beaucoup plus importante : si des membres de la famille sont dans le besoin, il est évident qu’on se mobilise totalement pour leur venir en aide. En 2018, c’est autour de 200 syriens membres de la famille de Mohamad qui sont maintenant en Belgique. Pays qu’ils ont choisi afin de rejoindre la seule personne en Europe qu’ils connaissaient. Dès lors, le business familial va se structurer autour de celui de Mohamad. Il va donner ses bons plans, ses fournisseurs, ses conseils aux membres de sa famille qui vont commencer à ouvrir des magasins similaires, pour ne pas dire identiques, au sien. Même esthétique, quasi le même nom à chaque fois, on pourrait croire à une chaine, mais non, tous ces magasins sont indépendants les uns des autres. En plus de celui d’Anderlecht, il y en a maintenant aussi à Saint-Josse, à Saint-Gilles, à Jette, à Etterbeek et à Laeken. Le business semble marcher et tout cela a essaimé au départ d’une seule personne.

Mohamad explique « les membres de ma famille je les ai conseillés. Je leur ai expliqué comment marchaient les choses ici en Belgique. Ce n’est pas comme chez nous. D’autres Syriens ne comprennent pas ça ». Et il commence à pester sur un syrien qui a ouvert un commerce quasi identique au sien à côté d’un de ses magasins. « Ils pensent que l’on est en Syrie ». Là-bas, en effet, dans les souks, les commerces d’un même type se rassemblent au même endroit : on va trouver tous les bouchers ensemble dans le même secteur, tous les marchands de chaussures,… « Ici en Belgique, faire la même chose c’est du suicide, il va me faire perdre de l’argent et à lui aussi ».

L’histoire de Mohamad et de sa famille est assez révélatrice. Ce n’est pas un cas isolé. Une autre famille dont certains membres étaient là depuis longtemps, les Sarraj, ont maintenant essaimé le business familial, des bars et des snacks, dans tout Bruxelles, dont certaines adresses à des endroits prestigieux comme aux halles Saint-Gery.
C’est à Anderlecht autour de la chaussée de Mons, que se retrouve la plus grosse concentration de commerces syriens. S’y trouve notamment un petit supermarché de produits, principalement alimentaires, syriens. Tous les réfugiés viennent s’y fournir, mais pas seulement. Le commerce tourne bien : huile d’olive, fromages syriens, humous, on y trouve de tout. Le propriétaire Abu Mohammed était déjà gérant de plusieurs magasins en Syrie et ses réflexes commerciaux se sont vite réactivés une fois en Belgique.

En face, d’autres syriens ont lancé un magasin de fruits secs : amandes grillées, noix de cajou ou graines de tournesol, on les trouve tous. Ils sont tous grillés sur place dans l’arrière-salle visible depuis le magasin. Là clairement on vise une clientèle large : le commerce est soigné et le magasin ne désemplit pas.

Troisième exemple un peu plus loin, le salon de coiffure d’Abou Nidal. Celui-ci est un palestinien de Syrie. Il vivait dans le camp palestinien de Yarmouk dans la banlieue de Damas, réduit en cendres par le régime syrien. Il y avait un salon de coiffure parmi les plus populaires du coin. Très vite après son arrivée en Belgique, il lance son propre salon. Et rapidement il devient une référence. Alors qu’il habite Liège et ne dispose pas de voiture, son heure de fermeture devient de facto celle du dernier train, malgré une heure théorique mise à 18h30. « Souvent il est impossible de fermer car les gens me supplient de les prendre. Un jour un client insistait, je lui ai dit que je n’avais pas le choix, je devais fermer car j’allais rater mon dernier train, il m’a alors proposé de me reconduire chez moi à Liège en voiture si je lui coupais les cheveux ». C’est véritablement avec son talent qu’Abou Nidal s’en sort car les conditions ne sont pas simples pour lui : il ne parle quasi pas français (« pas trop le temps de prendre des cours avec tout le travail ») et sa demande d’asile n’est toujours pas approuvée malgré déjà trois ans d’attente. « Tous les mois je dois retourner faire ma carte provisoire. Heureusement que j’ai le salon sinon je ne sais pas comment je tiendrais ».

Tous les Syriens rencontrés sont unanimes sur le fait que si beaucoup de Syriens se lancent dans les affaires en Belgique, c’est « parce que les Syriens sont des travailleurs ». C’est en tout cas une conception de leur identité à laquelle ils tiennent et qu’ils se font un devoir d’entretenir. Dans les faits, on constate que ce sont principalement deux éléments qui permettent aux Syriens de « réussir » dans les affaires :

  • C’est soit grâce à un membre de la famille arrivé des années auparavant qui a ainsi servi « d’ouvreur de voie » au reste de la fratrie après être lui-même passé par des essais-erreurs et des aventures commerciales plus ou moins heureuses.
  • Soit parce qu’une activité commerciale pratiquée en Syrie avant l’arrivée en Belgique peut être plus ou moins répliquée ici et ainsi faciliter sa réussite.

 

Mais il reste un dernier aspect qui n’a pas été abordé : la plupart des commerces et restaurants sont tenus par des Syriens du nord : d’Alep à la côte de la Méditerranée. Pas du reste du pays. En effet, historiquement la ville d’Alep a toujours été un carrefour commercial important. Si avec le temps l’importance de celui-ci a décliné, cela n’a pas changé le goût de ses habitants pour le commerce et Alep était toujours la capitale économique syrienne au début de la guerre civile. « Un dicton répandu en Syrie affirme que si le choix se présente, un Alépin préfère qu'on lui prenne sa vie plutôt que son argent. Non pas par avarice, mais parce que les habitants de cette ville ont la réputation d'être durs en affaires et d'avoir transformé le commerce en art. »[1] Et de cette identité dont ils sont si fiers, vient incontestablement une partie du dynamisme commercial qui caractérise plusieurs d’entre eux.

 


[1] « Syrie: à Alep, rebelles et commerce ne font pas bon ménage » in La Croix, 7 septembre 2012.

 

 

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