Face à l’impuissance, une envie de contribuer : Comment le projet Let’s Talk About est né - Partie 1

Rédigé le 7 décembre 2021 par : Giovanna & Juliette pour Let’s Talk About

Blanchité

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Les personnes blanches ne subissent pas le racisme, elles en bénéficient et le perpétuent. En tant que personne blanche faut-il pour autant profiter de sa position dominante sans se remettre en question ? Ne serait-il pas plus opportun de se dire que nous avons aussi un rôle à jouer dans la déconstruction d’un système raciste ?

Le contexte

Bruxelles, avril 2020, premier confinement de la pandémie Covid-19, un climat anxiogène se fait ressentir chez tous et toutes les citoyen·nes bruxellois·es. Bruxelles, 10 avril 2020, Adil, 19 ans, vient d’être percuté mortellement par la police. Encore un jeune bruxellois tué par la police. Un an et demi à peine après la mort de Mehdi, 17 ans, lui aussi tué par la police. Encore une famille à laquelle on arrache un fils, un frère, un neveu, un cousin bien-aimé. Encore une victime de trop.

Nous en avons discuté pour partager notre peine, notre incompréhension, notre sentiment d’impuissance, de culpabilité et de honte. Culpabilité, car une chose nous différencie de ces jeunes : notre origine ethnique. Adil, Mehdi, Lamine, Mawda, Ibrahima, Ouassim, Sabrina, et bien d’autres encore ne seraient pas mort·es s'iels avaient été blanc·hes. Culpabilité, car nous savons qu’indirectement nous participons à ce système d’oppression et de domination. Culpabilité, car nous savons que nous, nos fils, nos frères, nos pères sont protégés contre ces atrocités uniquement parce que nous sommes né·es du côté dominant de notre société, c’est-à-dire du côté des Blanc·hes. Des citoyen·nes vivant dans la même ville que nous doivent expliquer à leurs enfants comment iels ont à se comporter face à la police par peur qu’iels se fassent tuer par ceux et celles qui sont censé·es nous protéger, simplement parce qu’iels ne sont pas perçu·es comme Blanc·hes.

Comme le rappelle un rapport d’Amnesty International publié en 2018[1], la moitié des policiers et policières ayant participé à l’enquête (24 sur 48) ont décrit des pratiques douteuses et ont admis un problème de profilage ethnique (c’est-à-dire, le recours à des critères tels que la race sociale ou l’origine nationale ou ethnique pour légitimer des contrôles d’identité, des opérations de surveillance ou des enquêtes en l’absence de motifs objectifs ou raisonnables). Ce même constat ressort du rapport onusien du Groupe de travail d’expert·es sur les personnes d’ascendance africaine en Belgique publié en 2019[2]. Si les agent·es savent que tout contrôle doit reposer sur un motif légitime, iels se fient surtout à leurs intuitions. Cependant, ces intuitions sont souvent liées à des stéréotypes, que les agent·es contribuent à perpétuer, consciemment ou non. Le profilage ethnique est une forme de discrimination pourtant interdite par le droit international et belge.

Alors que pouvons-nous faire ? Nous ne pouvons pas rester comme ça à ne rien faire, à profiter d’un système qui nous fait bénéficier d’une position dominante. En restant silencieuses et inertes nous sommes complices. Alors que faire ?

La naissance de Let’s Talk About

Suite aux événements marquants d’avril et mai 2020, nous avons ressenti plus que jamais le besoin de nous investir activement dans la lutte antiraciste, de nous engager contre les violences policières, contre la discrimination à l’emploi, au logement, à la prise en charge médicale, etc. Au départ, nous avions eu l’idée de nous rendre dans des écoles, de sensibiliser les plus jeunes ainsi que le corps enseignant, d’aller dans des entreprises pour sensibiliser les employeurs et employeuses à la discrimination à l’emploi et aux préjugés racistes (parfois même inconscients). Pourtant, nous n’avons ni les qualifications, ni l’expérience.

Alors, entre-temps, nous avons créé un contenu accessible sur le réseau social Instagram, avec comme public cible : les personnes blanches qui ne sont pas encore sensibilisées à la lutte antiraciste. La page Instagram letstalkabout_be, créée en juillet 2020, a pour mission 1) d’utiliser le privilège blanc à bon escient afin de toucher des personnes qui nous ressemblent et qui s’identifient plus facilement à nous pour les sensibiliser à la cause antiraciste, et 2) d’alléger la charge mentale et la charge de travail des personnes et militant·es racisé·es.

En effet, on remarque que l’être humain tend à s’identifier et à comprendre plus facilement les réalités et les discours des personnes qui lui ressemblent, surtout quand il s’agit de sujets où il se sent attaqué. Une personne racisée pourra dire exactement la même chose qu’une personne blanche, on constate que bien souvent, le public blanc écoutera moins la personne racisée.

De plus, nous estimons que ce ne sont pas les premier·es concerné·es par le racisme qui devraient, en plus, être responsables de faire un travail de déconstruction auprès des personnes blanches. C’est donc parce que les expériences qu’iels vivent dans notre société alourdissent déjà leur charge mentale qu’il nous semble important de pouvoir contribuer à notre échelle.

Comme le dit l’universitaire bell hooks, « la véritable solidarité politique, c’est apprendre à lutter contre des oppressions qu’on ne subit pas soi-même ». L’écrivaine afro-américaine précise aussi que « quand nous nous engageons activement en nous aidant mutuellement à comprendre nos différences, à corriger les idées fausses ou déformées, nous posons les fondements de l’expérience de la solidarité politique. La solidarité, ce n’est pas simplement le soutien. (…) Le soutien peut s’exprimer par intermittences : on peut le reprendre tout aussi facilement qu’on l’a donné. La solidarité nécessite en revanche un engagement durable et permanent ».

Le contenu proposé par Let’s Talk About

La page Instagram letstalkabout_be invite les personnes blanches au dialogue et à la réflexion sur diverses thématiques antiracistes. En d’autres termes, Let’s Talk About cherche à inciter les personnes blanches à la remise en question de la place sociale qu’elles occupent dans la société.

Cela commence par comprendre que le racisme permanent, que l’on ne subit pas mais dont on bénéficie, est un système en soi, ancré dans nos institutions depuis l’époque de l’esclavage et de la colonisation (le « racisme structurel »). Cela permet de réaliser que nous ne subissons pas de discrimination en termes de profilage ethnique, d’accès à l’emploi ou au logement : nous ne devons pas nous battre en permanence pour exister et être reconnu·es par la société. Le fait que les personnes blanches ne subissent pas les conséquences d’un tel racisme structurel peut se définir comme un ensemble d’avantages invisibles et intangibles dont elles bénéficient sur le plan économique, politique ou social (le « privilège blanc »).

Nous nous sommes également familiarisées avec les termes et concepts de « blanchité » (c’est-à-dire, la place sociale occupée par les personnes perçues comme blanches) et de « fragilité blanche ». Il est assez délicat de comprendre ce que la fragilité blanche englobe puisqu’il faut tout d’abord se rendre compte de son existence. Nombreuses sont les personnes blanches qui ressentent une émotion intense (colère, peur, culpabilité, opposition, besoin de se défendre ou d’argumenter, fuite, silence) lorsque référence est faite à leur couleur de peau. Elles éprouvent le besoin de dire « oui, mais nous, on n’est pas comme elleux ». Puisqu’on n’a jamais eu l’habitude d’être défini·es par notre couleur de peau, il convient de faire l’effort de comprendre que les choses doivent être dites telles qu’elles sont. Cela laisse ensuite place au dialogue, à l’écoute et permet de s’instruire. Récemment, nous avons aussi discuté du volontourisme et du « syndrome du sauveur blanc » (c’est-à-dire, les représentations biaisées qu’ont les Occidentaux·ales à se considérer légitimes à « aider » des populations, sans connaissance particulière du contexte ni compétence spécifique).

Au-delà de ces concepts fondamentaux, nous avons aussi mis l’accent sur les termes à bannir de notre langage courant parce qu’ils ont une connotation raciste, tels que « p*ki », « be*rette », « n*gro » ou « chint*k ». Ce sont des termes que l’on continue d’entendre quotidiennement et pourtant nombreuses personnes qu’ils visent en sont fatiguées.

Le contenu proposé par Let’s Talk About se base principalement sur le travail d’écrivain·es, journalistes, militant·es et universitaires racisé·es[3] qui nous ont permis de prendre conscience de notre blanchité et nos privilèges, et nous ont permis d’entamer un processus de déconstruction. C’est grâce à leurs livres, articles, conférences, films, interviews et pages Instagram que nous avons eu l’opportunité de commencer à nous instruire sur le racisme.

Au-delà des travaux public, universitaire et académique, nous estimons que la sensibilisation à la lutte antiraciste passe surtout par l’écoute des personnes racisées et de leurs témoignages. Nous avons d’ailleurs partagé les témoignages de personnes racisées sur différentes thématiques comme les stéréotypes ou termes racistes à bannir de notre langage courant.

Par ailleurs, nous essayons que le public cible puisse s’identifier un maximum à notre contenu. C’est pourquoi nous publions des vidéos dans lesquelles nous partageons notre expérience avec la fragilité blanche, le syndrome du sauveur blanc et les conversations difficiles que l’on peut avoir avec notre entourage blanc sur le racisme structurel. Cela permet aussi de souligner que l’investissement dans la lutte antiraciste est un engagement complet et que la déconstruction est un long chemin à parcourir. Il serait utopique de considérer que cette déconstruction puisse un jour être complète, que nos comportements et pensées puissent être dénué·es de tout racisme. Cependant, en tentant de se déconstruire au quotidien et en essayant de sensibiliser les personnes autour de nous, nous pouvons espérer avoir un petit impact. Par exemple, en parlant à notre oncle qui est chef d’entreprise, on peut espérer qu’il ne rejettera plus automatiquement les candidatures des personnes racisées ; en parlant à notre tante qui est propriétaire, on peut espérer qu’elle se détachera des préjugés racistes en choisissant ses nouveaux ou nouvelles locataires ; ou encore en parlant à notre ami·e médecin, on peut espérer qu’iel ne suggérera plus que l’attitude d’un·e patient·e relève du « syndrome méditerranéen » (stéréotype raciste issu du milieu médical basé sur la présomption que les personnes nord-africaines, noires ou issues d'autres minorités exagèrent leurs symptômes, entraînant une défaillance de la prise en charge médicale de ces populations). Il serait également utopique de penser pouvoir se débarrasser de tous les privilèges confortables qui découlent de notre couleur de peau. C’est parce que nous vivons dans une société occidentale qui s’est construite autour du racisme que nous sommes et resterons bénéficiaires de ces privilèges.

 

Consultez la suite dans la Partie 2


[1] Amnesty International, “On ne sait jamais avec des gens comme vous” - Politiques policières de prévention du profilage ethnique en Belgique, mai 2018, disponible ici.

[2] Nations Unies, Conseil des droits de l’homme, 42ème session, septembre 2019, Rapport du Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine - Visite en Belgique, 14 août 2019, doc. A/HRC/42/59/Add.1, disponible ici.

[3] Nous pensons notamment à Djamila Ribeiro, Reni Eddo-Lodge, Layla F. Saad, Françoise Vergès, Maboula Soumahoro, Rokhaya Diallo, bell hooks, Assa Traoré, Mireille-Tsheusi Robert, Grace Ly, Anas Daif (voir une liste plus complète ici).

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