Islamophobie : quand l’encre cache le sang

Rédigé le 3 septembre 2019 par : Edgar Szoc

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À mesure que le terme « islamophobie » s’impose pour désigner la réalité tristement massive de la discrimination dont sont victimes les musulmans dans nos sociétés, les débats terminologiques qui avaient accompagné la naissance et la diffusion du concept semblent reculer progressivement. Il n’est cependant pas inutile de revenir sur ces débats pour comprendre le sens dont ils ont été porteurs.

Au-delà de l’étymologie

L’ensemble des institutions internationales qui ont adopté le terme « islamophobie » sont d’accord pour lui donner le sens d’« hostilité envers les personnes musulmanes ou présumées telles ». Mais ce n’est évidemment pas ce que le sens littéral – ou en tout cas étymologique – du terme désigne. Celui-ci porte en effet « seulement » sur la peur ou la crainte de l’islam. C’est donc autour de la confusion entre une religion et ses pratiquants que s’est fixé un malentendu qui, après des années de débat, tient sans doute plus de la mauvaise foi que de la simple méprise.

Si la distinction entre une religion et ses pratiquants est évidemment conceptuellement fondamentale, notamment dans un but de protection de la liberté d’expression, force est de reconnaître qu’elle n’est pas toujours aisée à définir en pratique. Dans ses conséquences concrètes, la critique de l’Islam comme religion débouche en effet de manière très fréquente sur une stigmatisation de ses pratiquants. Pour ne prendre qu’un exemple parmi des centaines possibles, comment interpréter ces propos de Claude Imbert, à l’époque éditorialiste au Point, tenus sur LCI, le 24 octobre 2003 : « Il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire. (...) J’ai le droit, je ne suis pas le seul dans ce pays à penser que l’islam - je dis bien l’islam, je ne parle même pas des islamistes – en tant que religion apporte une débilité d’archaïsmes divers, apporte une manière de considérer la femme, de déclasser régulièrement la femme et (…) en plus un souci de supplanter la loi des États par la loi du Coran, qui en effet me rend islamophobe[1] » ? Il y insiste lui-même : c’est bien la religion en elle-même qu’il vise… Mais lorsqu’il précise que ce ne sont « même pas les islamistes » qu’il accuse d’« apporter une débilité d’archaïsmes divers », il laisse assez clairement entendre que ce sont donc les musulmans dans leur ensemble qu’il inclut dans son rejet. Alors même qu’ils entendent explicitement relever de la forme acceptable de l’islamophobie – celle qui critique la religion sans stigmatiser les croyants – les propos de Claude Imbert participent en réalité à la construction d’un imaginaire qui conduit assez naturellement à la discrimination des musulmans en tant que tels.

Cet exemple, qui date du début de la diffusion du terme « islamophobie » dans la sphère publique, est à ce titre particulièrement emblématique de la difficulté de maintenir une frontière étanche entre critique légitime de la religion et stigmatisation des croyants. Et, à tout prendre, l’argument de ceux qui refusent l’utilisation du terme « islamophobie » au nom de leur droit, parfaitement légitime certes, à critiquer telle ou telle religion pourrait bien se retourner rhétoriquement contre eux. Car s’ils refusent le terme au nom de la distinction stricte entre critique d’une religion et stigmatisation de ses pratiquants, encore faudrait-il qu’ils puissent prouver que leurs propos ne franchissent jamais cette frontière apparemment si bien établie. D’après ces défenseurs de la liberté d’expression, le concept d’islamophobie ne serait que le paravent de la bigoterie – une espèce de Cheval de Troie dont la fonction consisterait à rétablir une interdiction du blasphème. Mais au jeu des masques et des paravents, il s’agit également de constater que le droit à la critique de la religion est fréquemment invoqué pour stigmatiser les pratiquants d’une religion – et souvent la même, en l’occurrence.

Accepter l’acception

Que le terme soit mal choisi et que son étymologie laisse de la place (à ceux qui souhaitent la lui laisser) à une forme d’ambiguïté paraît évident – mais après tout il en va de même pour celui d’antisémitisme. Chaque forme de racisme recèle des spécificités propres et irréductibles aux autres formes de racisme – sans, pourtant, que l’utilité d’un terme générique pour les désigner de manière commune ne soit remise en question. En l’occurrence, parmi les spécificités propres à l’islamophobie, figure le fait que celle-ci peut toucher des personnes non musulmanes mais dont le nom, les origines ou même l’apparence physique peuvent laisser penser qu’elles le sont. De même qu’elle peut largement épargner des musulmans dont rien ne laisse penser qu’ils le sont – les convertis notamment. Cette discrimination différenciée montre bien le caractère complexe, voire atypique, de l’islamophobie et atteste qu’elle n’est pas réductible à la seule peur ou au seul rejet d’une religion mais vient se nourrir de formes plus anciennes de racisme – à commencer par le racisme anti-Arabes. En raison de ces spécificités, l’islamophobie ne peut, juridiquement, pas entrer dans le cadre de la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie (dite loi Moureaux), mais elle est parfaitement punissable dans le cadre de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (qui, parmi les nombreux critères de discrimination qu’elle punit, retient celui de « la conviction religieuse ou philosophique »).

Par ailleurs, ce terme mal choisi, de nombreuses institutions internationales l’ont adopté sans passer par les débats terminologiques qui agitent l’espace public francophone à son sujet, afin de désigner l’hostilité envers les personnes musulmanes ou présumées telles. Des débats existent – ou plutôt, ils devraient exister – quant à la frontière entre critique et stigmatisation mais la très vaste majorité de ceux qui utilisent le terme « islamophobie » n’ont aucune intention de s’en servir pour étendre l’empire du religieux. Ils entendent simplement s’assurer de l’égale dignité de tous, croyants – quelle que soit leur foi – et incroyants. Il ne s’agit évidemment pas pour eux de lutter pour un retour de la pénalisation du blasphème. Au contraire, à l’échelon européen, on peut parfaitement utiliser le terme islamophobie dans son acception la plus fréquente (non littérale et non étymologique) et se battre pour que les États disposant encore d’un arsenal législatif pénalisant le blasphème se décident à le supprimer.

L’encre cache le sang

Ces débats sémantiques ne sont évidemment pas dénués d’intérêt mais ils ont souvent comme effet – et parfois comme intention – d’invisibiliser une réalité qui dérange. À cet égard, la réaction de la polémiste Caroline Fourest aux attentats commis à la mosquée de Christchurch constitue une illustration tristement évocatrice. Dans un tweet du 15 mars 2019, celle-ci entend lutter contre le terme d’islamophobie avant de dénoncer ce qu’il désigne : « Un terroriste d’extrême droite qui croit au ″grand remplacement″ n’est pas juste ″islamophobe″, il n’a pas peur de l’Islam. Il est RACISTE, anti-Musulmans. Il voit tous les Musulmans, et non leur religion, comme une menace. Mal nommer, c’est minimiser[2] ».

Dans des sociétés qui voient les actes anti-musulmans se multiplier de manière incontestable, se contenter de protester contre une appellation jugée étymologiquement infondée, c’est décidément ne regarder que le doigt plutôt que la lune obscure qu’il désigne, et préférer recouvrir d’un flot d’encre commode le sang qui coule du fait d’un rejet qu’on préfère ne pas voir.

 

 


[1] Voir « Claude Imbert, islamophobe déclaré », Acrimed, 26 octobre 2003, https://www.acrimed.org/Claude-Imbert-islamophobe-declare.

[2] Le tweet entier la discussion qu’il a suscitée sont visibles sur : https://bit.ly/2XVqxEO. On remarquera en outre la subtile virgule qui vient se glisser entre « RACISTE » et « anti-musulmans », qui laisse entendre qu’il ne saurait légitimement être question d’un « racisme anti-musulmans ». 

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