Alors que de nombreux pays mettent en place des politiques plus ou moins structurées de lutte contre le complotisme, il est frappant de constater que bien peu de recherches se sont attelées à déterminer les conséquences concrètes de l’adhésion aux théories complotistes.
Or, c’est bien le caractère éventuellement préjudiciable de ces conséquences (par exemple en termes de facilitation du passage au radicalisme violent) qui serait à même de justifier l’existence de ces politiques. Le fait qu’un citoyen belge considère que le 11 septembre soit un inside job et pas l’œuvre d’Al Qaeda ne devrait en effet pas, en tant que tel, constituer un objet de politiques publiques.
C’est un phénomène connu : les logiques et les préoccupations inhérentes au monde de la recherche et à celui de l’élaboration des politiques publiques ne se recoupent pas toujours et peuvent même parfois diverger fondamentalement. La question du complotisme en offre un exemple saisissant. La très grande majorité du travail scientifique mené en la matière s’est en effet concentrée sur la recherche des causes et des facteurs d’adhésion, ainsi que sur l’établissement des « profils psychologiques » les plus susceptibles d’adhérer à une ou – le plus souvent – plusieurs théories du complot.
En revanche, la question des conséquences de cette adhésion, qui est celle qui intéresserait au plus près les politiques publiques en matière de lutte contre le complotisme – ne fût-ce que pour les légitimer – a fait l’objet d’une quantité beaucoup moins substantielles de travaux académiques. Qui pis est, les conclusions de ces différents efforts ne sont pas nécessairement convergentes, et peuvent même revêtir des aspects paradoxaux.
Les conséquences des croyances contradictoires
Ainsi, une étude des psychologues Karen Douglas et Mike Wood, intitulée « Both Dead and Alive » montre que les personnes adhérant à l’idée que la mort de Lady Di résulte d’un complot et pas d’un banal accident de voiture sont également plus susceptibles que la moyenne de la population de croire qu’en réalité, elle n’est pas morte ! Dans la plupart des théories philosophiques de l’action, la croyance est envisagée comme une « disposition à agir » (de telle ou telle manière dans telle ou telle circonstance). Mais quid, alors de croyances mutuellement contradictoires consistant à croire simultanément que la princesse Diana a été victime d’un assassinat tout en étant encore vivante ?
Tous les exemples ne sont pas aussi triviaux et celui-ci prête évidemment à sourire. Reste à voir s’il est de nature fondamentalement différente de celui des croyances simultanément entretenues par le sens commun, et qui voudrait que l’adhésion à des théories complotistes favorise à la fois le passage au radicalisme violent et le désengagement politique. Les deux sont sans doute vrais, mais dans des proportions et des circonstances qui demeurent encore très largement à élucider. Car si le corpus de recherches en matière de conséquences du complotisme est maigre, il convient d’ajouter, au surplus, que l’essentiel de celui-ci porte – de manière logique – sur les conséquences aisément mesurables de l’adhésion à des théories du complot ayant trait à des questions de nature moins politique que scientifique.
Ainsi, de manière peu surprenante, il a été montré qu’il existe une corrélation forte entre le fait de considérer que le réchauffement climatique soit un hoax élaboré par les intérêts convergents d’une élite supposément constituée des lobbies environnementaux, des climatologues et des entreprises d’énergie renouvelables pour s’attaquer à l’American way of life, d’une part, et, d’autre part, la faiblesse des efforts consentis pour réduire son empreinte carbone. La corrélation est logique mais, on ne le dira jamais assez, corrélation n’est pas causalité. Et quand bien même il y aurait causalité, ce qui paraît vraisemblable en l’occurrence, rien ne dit que celle-ci aille dans la direction envisagée a priori. Il est en effet parfaitement envisageable que l’adhésion à une théorie du complot en matière climatique ne soit pas la cause de la faiblesse des efforts en matière de réduction de son empreinte carbone personnelle, mais en soit la conséquence : c’est précisément parce qu’on ne parvient pas à accomplir les efforts nécessaires qu’on développe une théorie ad hoc, bien commode puisqu’elle permet de s’épargner les troubles de la dissonance cognitive ou de l’embarras éthique.
Pareilles corrélations ont été montrées en matière d’adhésion à des théories du complot pharmaceutico-médical en matière de vaccination et la décision des parents de faire vacciner ou non leurs enfants. Les recherches en matière de corrélation entre l’adhésion à des théories complotistes de nature plus politique et des attitudes de désengagement, d’abstention électorale ou de retrait citoyen sont encore trop balbutiantes pour que leurs conclusions puissent être considérées comme robustes.
S’il est un domaine dans lequel la question des conséquences du complotisme revêt une urgence particulière, c’est celui du lien qui peut exister entre complotisme et passage à l’acte violent, en particulier djihadiste. Le sens commun a tendance à faire de l’un le marchepied de l’autre, sans que des recherches empiriques ne puissent véritablement l’attester. N’oublions en outre pas que parmi les dénonciations les plus virulentes de la pensée complotiste, on peut compter les publications de… Daesh. Attribuer les attentats de Paris ou de Bruxelles à – au choix – la CIA, le Mossad ou les services secrets français, c’est précisément refuser leur « agentivité » (agency) à l’organisation terroriste et à ses membres, et dès lors les priver de la paternité de leurs « exploits ».
De manière quelque peu paradoxale, si le complotisme peut faire partie des ingrédients cognitifs nourrissant le passage à l’acte, ce même passage à l’acte s’accompagne de l’abandon d’au moins une partie des croyances complotistes à des fins de conservation de la paternité de ses actes.
Remarquons en outre avec Bartlett et Miller que : « Pour autant qu’on puisse le déterminer, il existe de nombreux groupes extrémistes qui n’adhèrent pas aux théories du complot, comme Unabomber ou le Real IRA. Le complotisme ne constitue pas une condition nécessaire à l’extrémisme en mots ou en actes. De même, le complotisme ne mène pas nécessairement à adopter des comportements extrémistes ou violents. Il existe de nombreux groupes pacifiques, et même modérés, qui croient aux théories du complot.[1] »
Il va de soi que l’incidence du complotisme ne doit pas se mesurer uniquement à l’aune de sa capacité à transformer les comportements individuels de ceux qui y adhèrent (que ce soient en termes d’empreinte carbone, de vaccination ou de radicalisation violente), mais également de son influence sur la configuration du débat politique et la circonscription du champ des arguments recevables ou non. Ce terrain-là se prête évidemment beaucoup moins à une analyse expérimentale, toutes choses étant égales par ailleurs, telle que peut la pratiquer la psychologie sociale en laboratoire. Mais il fait évidemment peu de doutes que l’imprégnation d’idées complotistes constitue un terreau fertile au développement de nouvelles propositions politiques démagogiques, à caractère d’ailleurs parfois explicitement complotiste – c’est par exemple le cas de Donald Trump dont on sait qu’il était un des fers de lance des Birthers, ce mouvement qui remettait en question la naissance de Barack Obama sur le sol américain.
C’est donc également à ce terrain-là, celui des « effets vagues » de discours omniprésents, qu’il faut s’intéresser, avec une épistémologie beaucoup moins assurée que celle de l’individualisme méthodologique (même si l’apparente robustesse de ce dernier peut masquer des défauts de conception fondamentaux permettant d’aboutir à des contresens patents – voir encadré). Et là, ce qui semble l’emporter, c’est l’effet de brouillard et « d’estompement de la norme des discussions », dont le concept de « fait alternatif » est l’emblème le plus évident.
Face à une réalité qui se dérobe sans cesse sous l’amoncellement de « faits contradictoires », la prétention à la vérité cesse de se vêtir des oripeaux de la recherche factuelle pour devenir pur et simple rapport de forces. Dans un monde où circulent les discours les plus contradictoires sur la rotondité ou la platitude de la terre, la vérité n’est plus une recherche permanente mais un choix à effectuer dans cette prolifération – le choix qui correspond le mieux à notre arrière-plan idéologique, le choix qui réduit autant que possible notre risque d’être confronté à la dissonance cognitive.
Dès lors la conséquence sociale la plus préjudiciable de la circulation des théories du complot ne tient peut-être pas tant dans leur capacité à susciter l’adhésion qu’à engendre du brouillard et à provoquer une certaine forme de résignation quant à notre accès partagé au réel, et donc in fine à saper la possibilité même d’un débat démocratique.
François Hollande complotiste ?
De la difficulté de la mesure et de l’importance des définitions
Le 3 mai 2013, un article du Monde rapportait sur un ton alarmiste les conclusions d’une recherche menée par le think-tank Demos, selon laquelle près d’un Français sur deux adhérait aux théories complotistes[2]. Pour preuve, indiquait Demos, c’est cette même proportion qui déclarait trouver vraie l’assertion selon laquelle : « En France, ce n’est pas le gouvernement qui gouverne ».
Le hasard – ou pas – a voulu que ce rapport soit diffusé quelques mois après le meeting de François Hollande au Bourget, le 22 janvier 2011. Celui qui n’était alors que candidat au premier tour des élections présidentielles françaises, chahuté sur sa gauche par le succès – dans les sondages, au moins – de la candidature de Jean-Luc Mélenchon, y prononce un discours plus radical qu’à l’habitude, dont la suite a montré qu’il était dicté par des impératifs de positionnement électoral plutôt que par une volonté de mettre en place une politique publique particulière.
Quelle que soit la suite de son action, voici les mots que prononça le candidat Hollande le 22 janvier 2011 : « Dans cette bataille qui s’engage, je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. Sous nos yeux, en vingt ans, la finance a pris le contrôle de l’économie, de la société et même de nos vies. Désormais, il est possible en une fraction de seconde de déplacer des sommes d’argent vertigineuses, de menacer des États. Cette emprise est devenue un empire ».
L’assertion selon laquelle la finance gouverne sans être élue aurait suffi quelques années plus tard à qualifier de complotiste le « candidat normal » devenu le premier Président français à lancer des politiques publiques de lutte contre le complotisme (via l’action de la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem)… Cet exemple, presque pris au hasard parmi des dizaines d’instances possibles, montre bien en quoi l’appréhension du phénomène complotiste s’avère délicate dès lors qu’on veut quitter le terrain des lieux communs selon lesquels « le complotisme est évidemment en augmentation ». En l’occurrence, on peut supposer que les personnes affirmant que « ce n’est pas le gouvernement qui gouverne » ne postulent pas toutes l’existence d’un cabinet occulte qui tirerait secrètement les ficelles du pouvoir dans une conjuration organisée : bon nombre d’entre elles entendaient vraisemblablement signifier par là une forme de mécontentement à l’égard l’impuissance croissante des pouvoirs publics face au poids des flux financiers transnationaux, de la mondialisation dérégulée et, plus généralement, des mutations économiques et sociales contemporaines.
[1] Jamie Bartlett et Carl Miller, The Powerof Unreason : Conspiracy Theories, Terrorism and Counter-terrorism, Demos, Londres 2010.
[2] Le rapport de Demos n’est plus disponible en ligne mais l’article du Monde qui y faisait référence est toujours consultable : Jonathan Parienté, « La moitié des Français croient aux théories du complot », Le Monde, 3 mai 2013. Disponible sur : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/03/la-moitie-des-fran¬cais-croient-aux-theories-du-complot_3170348_3224.html