L’art et la culture, miroir de la négrophobie de la société

Rédigé le 18 mai 2015 par : Jonas Nunes de Carvalho

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Les marchands d’esclaves et les colons qui les ont suivis en Afrique ont, pour légitimer leur propre violence, appliqué une vision spécifique de l’Afrique et des Africains : le racisme. Celui-ci, érigé en théorie scientifique, établit une hiérarchie naturelle entre les individus en fonction des races auxquelles ils appartiennent. Aujourd’hui, le racisme n’est plus présenté comme une théorie scientifique mais les traces qu’il a laissées sont encore bien marquées.

Ce qui caractérise la négrophobie, c’est une longue histoire[1]. Celle de l’esclavage et de la colonisation, certes, mais aussi celle des flux migratoires par lesquels « des pans entiers de la mentalité européenne sont imprégnés de représentations qui reproduisent l’inégalité des rapports sociaux et culturels qui allaient de soi entre colonisateurs et colonisés[2] ». Une assimilation intense des modèles paternalistes et raciaux que la culture révèle sans secrets et à différents niveaux.

Bande dessinée et clichés

Plus encore que dans les discours, c’est en effet dans l’art que nous trouvons l’expression la plus sincère, et parfois naïve, des représentations de l’époque, du moment. Sans calcul et sans recul, promiscuité du temps et du désir créatif oblige, la bande dessinée nous offre par exemple aujourd’hui la possibilité d’une rétrospection sur les schémas d’hier.

La bande dessinée Tintin au Congo, dont la première publication date de 1931, est révélatrice de l’esprit de l’époque, mais l’essentiel des articles critiques sur le sujet ne trouvent qu’à se positionner pour ou contre l’œuvre ou tentent de déterminer son racisme avéré ou non. Moins nombreuses sont les réflexions qui cherchent à comprendre quelles sont les représentations qui irritent les populations concernées. De ce point de vue, l’art, miroir d’une époque et esprit d’un moment, peut être révélateur.

Ainsi, la bande dessinée « Les Aventures de Jimmy Tousseul », moins connue, mais plus récente[3] nous apprends autant sur la considération du Noir que sur le statut du Blanc. Le premier est soit un « Noir naïf, bon enfant et serviteur du Blanc[4] », soit « un nègre sauvage, déchaîné et esclave de ses pulsions cannibales et/ou libidinales[5] ». Le deuxième, lui, est présenté comme un véritable « agent du progrès dont l’influence est contrecarrée par des forces rétrogrades[6] ». Une opposition flagrante entre la primitivité d’une part et la civilisation d’autre part. Le Noir est infantilisé et réduit à son irresponsabilité, même chez les dirigeants, et essentialisés derrière des traits physiques grossiers et indifférenciés d’une personne à l’autre. Une continuité assez évidente avec les œuvres précédentes, dont celles d’Hergé, sur le plan graphique[7].

Cela dit, Les Aventures de Jimmy Tousseul ne s’inscrivent pas exactement dans la continuité de Tintin au Congo et la différence entre ces œuvres reflète le cheminement d’une réflexion globaleentre le début des années 30 et la fin des années 80.Dans cet intervalle, tant la décolonisation que la relégation du concept de race au rang des théories pseudo-scientifiques ont impacté l’imaginaire collectif et, à fortiori, la bande dessinée. Les Aventures de Jimmy Tousseul sont donc axées sur une lecture différente des rapports Nord/Sud dans laquelle le Tiers monde est vu comme capable de se développer sans l’Occident.

Plus récemment

La récente exposition Exhibit B (fin 2014 à Paris)  du Sud-Africain Brett Bailey, qui reconstitue un zoo humain du XXème siècle et sa réception controversée en Grande-Bretagne et en France, illustre un certain malaise. Pour l’artiste, les 12 tableaux représentent « des actes de la prétendue civilisation de l’époque[8] ». Ce qui est reproché à cette performance, en particulier par le collectif « Contre Exhibit B Paris », est un paternalisme de l’artiste blanc qui met en scène des Noirs muets. La situation elle-même est volontairement raciste dans un objectif de dénonciation, mais le schéma d’antan est reproduit et « le monopole de la parole blanche sur les questions coloniales et raciales représente une violence symbolique d’autant plus prégnante qu’elle s’exerce dans un territoire avec une forte population noire[9] ».

À nouveau, le « noir » est au centre des observations curieuses à l’initiative d’un « blanc ». À nouveau, la place qui lui revient n’est pas glorieuse. À nouveau, son indignation n’est pas prise en compte et la justice ne lui donnera pas raison puisque le 8 décembre 2014, les associations sont déboutées de leur demande de suspension[10].

Et c’est là tout un paradoxe ; la performance artistique voulant dénoncer les mauvais traitements et les scandaleuses hiérarchies d’antan révèle une tension bien actuelle. Car même si les blessures sont nombreuses, c’est l’incapacité des pouvoirs publics à accorder un minimum de visibilité à ces revendications qui est transversal et pose un problème majeur.

Les signaux allant de ce sens sont nombreux. En Belgique, le plus flagrant est le refus d’attribuer le nom de « Place Patrice Lumumba » à une place pourtant sans nom dans la commune d’Ixelles, à proximité du quartier Matonge. La nomination d’une telle place serait un symbole fort, aussi fort que n’est ressenti son refus au sein de population belge d’origine congolaise fort présente dans ce quartier. Une population qui ne peut difficilement y voir autre chose qu’un énième refus en octobre 2013.

L’année 2014 a également vu choir l’affaire « Zwarte Piet » sur la table des controverses avec comme question centrale : le père fouettard est-il un symbole de racisme culturel ? A cette interrogation, les réponses divergent, d’autres des régions et des pays. Deux choses sont certaines : des personnes sont offensées par cette composante de la tradition et d’autres sont offensées par une remise en question de celle-ci.

Le centre pour l’égalité des chances a donné son avis : « il ne peut être question d’une forme punissable de racisme ou d’une forme légalement prohibée de discrimination raciale[11] ». Il invite néanmoins à ce que ces discussions se poursuivent dans le cadre d’un « débat de société constructif[12] ». Cette position à l’avantage de ne pas attaquer de front ce folklore, reconnu « patrimoine immatériel de la culture » en Flandre tout en proposant de poursuivre la réflexion. D’autant que déterminer si une figure folklorique est raciste ou non peut dépendre d’une interprétation à l’autre.

Conclusion

De Tintin à Jimmy Tousseul en passant par Exhibit B, il faut reconnaitre à l’art le mérite de sa franchise. Ces moyens d’expression démontrent une permanence dans la considération qui est faite chez nous en Belgique ou en France à l’égard des Noirs : incapables de prendre leur destinée en mains à l’image d’une Afrique incapable de « rester fidèle à elle-même sans rester immobile[13] » comme le disait Nicolas Sarkozy lors du discours de Dakar en 2007. Pourtant, lassés de ne pas être pris en compte et d’être représentés par d’autres, des collectifs et organisation émergent et prennent la parole. Aussi faudra-t-il, pour éviter un repli communautaire, entendre ces voix et donner une réponse claire aux revendications légitimes réclamants la réconciliation de la Belgique avec son histoire.

Lors de son passage en Belgique en mars 2015[14], Stephen Small, professeur de l’Université de Berkeley au sein du département d’études afro-américaines, rappelle que la matrice de l’esclavage et du colonialisme est le racisme. Si tous deux ont disparu, qu’en est-il de la matrice ? Aujourd’hui, l’abolition de l’esclavage, la décolonisation, les indépendances, la fin de l’apartheid et la criminalisation du racisme sont autant de signaux qui tendent à faire croire que le racisme à l’égard des Noirs est terminé. Seulement, le racisme a depuis changé de nature. Il n’est plus tant le fruit de lois raciste ou d’attitudes hostiles, mais « il fonctionne à travers des voies directes et indirectes, à travers des réseaux qui permettent d’accéder aux ressources, des connexions familiales, des euphémismes, à travers des pratiques établies qui ne semblent pas mobiliser la notion de « race »[15] ». L’art est le reflet de cette société qui perpétue le racisme.

 

 


[1] Demart, S., Grégoire, N., « Citoyennetés postcoloniales, condition noire et négrophobie », in Goldman H. (dir.), Politique, Janvier-Février 2015,p. 50-51.

[2] Bastenier, A., « De quelles catégories d’analyse disposons-nous pour comprendre le processus social des migrations subsahariennes en Europe ? », in Mazzocchetti (dir.), Migration subsahariennes et condition noire en Belgique, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattant, 2014, p.98.

[3] Première publication en 1989 jusqu’en 2000.  Trois albums paraîtront dans une nouvelle série, intitulée « Les nouvelles aventures de Jimmy Tousseul » en 2004, 2006 et 2008.

[4] Mbiye Lumbala, « Les images du Noir et du Congo/Zaïre dans Les aventures de Jimmy Tousseul », Textyles, Hors série n° 1 | 1993, 163-178, p.165.

[5] Ibid

[6] Ibidem, p.166.

[7] Ibidem, p.177.

[8] Bartlett, L., « Brett Bailley : La conscience porte les graines du changement, Altermondes, 18 septembre 2014 <http://www.altermondes.org/brett-bailey-exhibit-b/>

[9] Gay, A., « Exhibit B : Oui, un spectacle qui se veut antiraciste peut-être raciste », Slate, 29 novembre  2014 <http://www.slate.fr/story/95219/exhibit-b-raciste>               

[10] Salino, B., « Exhibit B : les associations déboutées de leur demande de suspension », Le Monde, 9 décembre 2014 <http://www.lemonde.fr/culture/article/2014/12/09/exhibit-b-les-associations-deboutees-de-leur-demande-de-suspension_4537607_3246.html >

[11]« Père Fouettard : la position du Centre », Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme, 22 octobre 2014

<http://www.diversite.be/pere-fouettard-la-position-du-centre>

[12] Ibidem

[13] Discours de Dakar prononcé par N. Sarkozy le 27 juillet 2007 et rédigé par H. Guaino.

[14] Dans le cadre de la Chaire Leclercq à Louvain-la-Neuve, 5 cours portant sur l’héritage de l’esclavage dans la Diaspora Africaine.

[15] Small, S., « Conclusions », in Mazzocchetti (dir.), Migration subsahariennes et condition noire en Belgique, Louvain-la-Neuve, Academia – L’Harmattant, 2014, p.98 

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