L’immigration flamande en Wallonie : un nouveau regard

Rédigé le 1 décembre 2012 par : Benjamin Petteau

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En pleine crise économique, l’immigration et son corolaire, l’intégration, suscitent le débat. Bien qu'étant au cœur de l’actualité, ces thématiques ne sont pas neuves. En vue d’enrichir le débat actuel, un regard en arrière sur des phénomènes migratoires qu'a connus la Belgique et l’impact qu'ils ont suscité peut être salutaire. Analyse à la lumière de la récente étude sur l’immigration flamande en Wallonie aux XIXe et XXe siècles parue chez Racine.

En témoigne nombre de patronymes néerlandophones, l’immigration flamande a eu un impact considérable en Wallonie. Depuis quelques années, l’histoire de cette immigration connaît un regain d’intérêt. La Flandre et la Wallonie semblent redécouvrir un aspect de leur histoire auquel elles n’avaient jusque-là pas accordé grande attention, voire qu’elles avaient sciemment occulté. Ce regain d’intérêt est principalement l’œuvre de journalistes flamands, curieux de voir ce qu’il était advenu des descendants des centaines de milliers de migrants ayant franchi la "frontière linguistique"(1) durant le XIXe siècle et la seconde moitié du XXe siècle.

L’étude "Migrants flamands en Wallonie, 1850-2000" (2) apporte un éclairage scientifique nouveau sur ces mouvements migratoires, l’histoire des hommes et des femmes qui en furent les acteurs et l’image qu’ils véhiculaient dans la société wallonne. Cet article vous en donne un aperçu.

Origines de l’immigration flamande

Belgique, terre d’immigration. L’image n’est pas neuve, mais occulte une réalité plus complexe. Jusqu’en 1919, la Belgique a connu un solde migratoire négatif. Poussé par une misère profonde, nombre de ressortissants belges – aussi bien "flamands" que "wallons" - quittèrent le pays à la recherche de conditions de vie meilleure. Le Nouveau Monde, la France et même la Russie, où quelque 20.000 Belges s’établissent durant les années qui précèdent la première guerre mondiale dans le sillage des grandes entreprises belges actives dans l’empire des Tsars, sont des destinations traditionnelles d’émigration.

Ces départs vers l’étranger s’accompagnent de mouvements migratoires internes. Au XIXe siècle, la révolution industrielle pousse de nombreux ruraux vers le sillon Sambre et Meuse, où l’exploitation de mines de charbon va de pair avec le développement d’industries verrières, sidérurgiques et de construction métallique. Grande consommatrice de main-d’œuvre, l’industrie recrute d’abord dans les campagnes avoisinantes avant de se tourner vers des contrées plus lointaines, notamment la Flandre. Les industries des bassins du Centre, autour de la Louvière, et de Charleroi, font appel à la main-d’œuvre venue de Flandre Orientale, tandis que l’industrie liégeoise recrute massivement dans la province du Limbourg.

Mais l’émigration n’est pas uniquement destinée à combler la demande de main-d’œuvre de l’industrie. Les grandes exploitations agricoles de Wallonie attirent de nombreux émigrés flamands, où ils remplacent notamment leurs collègues wallons partis pour de nouveaux horizons.

Emigrés et navetteurs

A la fin du XIXe siècle, ce mouvement s’accentue, suite à la crise affectant les deux piliers de l’économie flamande de l’époque : l’agriculture, touchée de plein fouet par les exportations massives de céréales américaines, et le travail à domicile, balayé par la seconde révolution industrielle. La fin du siècle voit également l’essor des transports publics qui favorise l’apparition d’une nouvelle forme de migration interne, temporaire celle-là. Les ouvriers flamands peuvent désormais travailler dans le bassin industriel wallon, sans devoir vivre l’expérience déracinante de l’émigration définitive.

Dans l’entre-deux guerres, le besoin de main-d’œuvre de l’industrie lourde et de l’agriculture wallonne augmente encore. L’immigration d’ouvriers flamands ne suffit désormais plus à combler la demande. Les mines wallonnes se tournent vers l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et l’Afrique du Nord pour y recruter des ouvriers. Sur les 160.000 hommes que l’industrie minière emploie en 1930, 16% sont des allochtones. En période de crise, la préférence nationale est encouragée par le gouvernement et davantage de Flamands font la navette vers le bassin industriel wallon.

Le flot des émigrés économiques flamands en Wallonie se tarit peu à peu dès les années 1950, sous l’effet combiné de la crise structurelle de l’industrie wallonne et du développement spectaculaire de l’économie flamande. Toutefois, la migration flamande ne s’arrête pas là. Elle continue, mais sous une autre forme, avec le rachat d’exploitations agricoles en Wallonie.

Bien que difficile à quantifier en l’absence de sources fiables, les recensements linguistiques nous donnent une indication de l’ampleur de l’immigration flamande en Wallonie.
En provinces de Liège et de Hainaut, le nombre de bilingues et néerlandophones unilingues passe de 80.000 en 1880, à 140.000 en 1930. Ne sont pas repris dans ces statistiques, les navetteurs qui quittent quotidiennement leur domicile en Flandre pour venir travailler en Wallonie. Durant la crise des années 1930, des milliers de navetteurs flamands prennent la direction du sillon Sambre et Meuse.

L’intégration par l’assimilation

En Wallonie, l’intégration des émigrés flamands passe par leur assimilation complète. L’apprentissage du français est une nécessité. On attend des travailleurs flamands qu’ils se transforment en ouvriers francophones. Pendant longtemps, le mouvement socialiste wallon les ignore en tant que groupe. Il considère que les ouvriers flamands doivent s’assimiler, ce qui passe par l’apprentissage de la langue et l’adhésion à l’idéologie socialiste et laïcisée. Peu d’initiatives sont prises afin d’atteindre les ouvriers flamands et de répondre à leurs besoins propres. Le syndicat chrétien, quant à lui, opte pour une approche différente, favorisant le développement d’une structure ciblée sur les navetteurs et immigrés flamands établis en Wallonie.

Une image peu flatteuse

L’ouvrier flamand en Wallonie pâtit d’une image peu flatteuse. Un aumônier d’origine flamande, cité dans un ouvrage de l’époque (3), l’exprime en ces termes "Ici, nos gens restent de vrais arriérés. Ils sont considérés comme une race inférieure, à tel point qu’après quelques mois seulement de fréquentation de l’école, nos enfants n’osent plus dire qu’ils sont flamands". La culture populaire wallonne se fera l’écho de cette image peu flatteuse. Les textes populaires véhiculent de nombreux stéréotypes concernant les métiers subalternes occupés par les travailleurs flamands dans l’économie wallonne. Ces clichés servent à mettre en valeur, par contraste, la supériorité de la classe ouvrière wallonne. Ils trouvent leur source dans la réalité sociale propre à l’immigration : chassés par des conditions de vie difficiles dans leur pays/région d’origine, les primo-arrivants sont affectés aux tâches les plus ingrates, que les autochtones ne désirent plus accomplir.

Des voix s’élèvent également contre la concurrence déloyale que cette "main-d’œuvre bon marché" exerce à l’égard des ouvriers wallons. Toutefois, le mouvement socialiste en rejette la responsabilité sur le patronat qui abuse "de l’ignorance, du cléricalisme et de l’alcoolisme pour [obtenir] de la main-d’œuvre à prix sordide et des machines humaines privées de résistance". (4)

La tradition populaire véhicule également le cliché de l’ouvrier flamand alcoolique et violent. L’expression "logeur", navetteur hebdomadaire hébergé à proximité de son lieu de travail, noceur, ivrogne et ayant un goût prononcé pour la bagarre, est largement répandue. Propagée par certains journaux, cette réputation s’avère dénuée de fondement. Les registres des tribunaux pénaux des provinces de Hainaut et de Liège ne laissent pas apparaître un taux de criminalité plus élevé au sein de la population immigrée flamande, qu’au sein des autres franges de la population. Comme souvent, ces préjugés sont instrumentalisés à des fins politiques. Pour les radicaux du mouvement wallon, cela prouve l’incompatibilité des deux peuples ;
pour les anticléricaux, l’influence débilitante d’un clergé rétrograde ; pour les catholiques, le rôle néfaste du socialisme sur ces déracinés.

Ces clichés s’atténueront au fur et à mesure de l’assimilation des immigrés. Celle-ci sera quasi complète dès la deuxième génération, ce malgré certaines tentatives de maintenir un lien avec la culture et la langue flamande. Des initiatives seront prises notamment par des prêtres d’origine flamande en vue de combler les besoins spirituels des immigrés, d’organiser des activités destinées à inspirer une certaine fierté de leur langue et de leur culture. Sous-jacent, il y a la volonté de sauver les ouailles de l’amoralité et de la perversion auxquelles ceux-ci s’exposent au contact du socialisme dans la Wallonie industrielle. Ces initiatives seront accueillies positivement par les catholiques wallons, mais susciteront l’opposition des socialistes, libéraux et wallingants.

Bien que les auteurs de l’étude nous mettent en garde contre toute utilisation du passé dans le débat actuel, on ne peut s’empêcher d’établir des parallèles avec la situation des immigrés contemporains et l’image que la société s’en fait. Il est frappant de voir que les clichés répandus au tournant du XXe siècle sur les immigrés flamands s’appliquent - à quelques nuances près - aux immigrés contemporains.

Tel que le précisent les auteurs de l’étude, “les immigrés contemporains - exactement comme les Flamands autrefois - sont en bas de l’échelle, veulent conserver des liens avec leur pays d’origine et pratiquer leur religion.” 5 Cela ne se fait jamais sans heurt dans une société dont l’attitude à l’égard des immigrés oscille entre exigence d’assimilation complète et multiculturalisme…

1 - Le terme "frontière linguistique" est un anachronisme. Celle-ci ne sera consacrée qu’en 1921, lors de l’adoption des lois linguistiques définissant deux régions linguistiques unilingues (Flandre et Wallonie) et une région linguistique bilingue (Bruxelles).

2 - "Migrants flamands en Wallonie, 1850-2000", ouvrage collectif édité par Isebald Goddeeris et Roeland Hermans, paru en 2012 aux éditions Racine.

3 - De Groeve, August, "De Vlaamsche werklieden in het Henegouwsche Centrum", De Gids op Maatschappelijk Gebied, 15 (1920), 194.
 
4 - Extrait du Jounal de Charleroi du 25 janvier 1911.

5 - "Migrants flamands en Wallonie, 1850-2000" p. 21.a. 

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