L‘origine comme critère de sélection au sein des ONG : à quels imaginaires cette pratique fait-elle écho ? Partie 1

Rédigé le 10 mai 2021 par : Nour Outojane

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Une personne a vu sa candidature à un poste de gestionnaire de projet au sein d’une ONG belge être refusée. La raison invoquée ? Son origine. Par-delà son illégalité, cette discrimination à l’embauche nous pousse à questionner les représentations sous-jacentes à ce genre de pratique dans un secteur qui semble encore être fortement et paradoxalement structuré par le racisme.

« Étant d’origine béninoise, je me disais qu’il y a quand même certains avantages que je pourrais apporter au projet. La connaissance du terrain, les langues, parce que ce sont toutes des choses vraiment importantes : de pouvoir connaître le public avec lequel tu vas travailler, certaines affinités, certaines nuances qu’on ne peut pas juste apprendre parce qu’on est parti là-bas pour mettre en place un projet. Donc je me suis lancée » m’expliquait Aurélie lors d’un appel téléphonique il y a quelques semaines. Mais le recruteur n’était pas du même avis : après avoir écouté la candidate présenter son expérience professionnelle, il lui pose cette fameuse question (“Mais d’où venez-vous, réellement ?”), plusieurs fois et de différentes manières malgré qu’Aurélie lui ait déjà dit qu’elle était belge, jusqu’à obtenir la réponse qu’il recherche : « mes parents sont d’origine béninoise ». Il lui explique alors que sa candidature ne peut pas être prise en considération car l’ONG n’accepte pas d’engager une personne de la nationalité du pays en tant que responsable de projet sur place ; cette fonction doit être remplie par un·e “expat”. Malgré qu’Aurélie ne dispose pas de la nationalité béninoise, qu’elle est belge et qu’elle serait donc bel et bien une “expat” belge au Bénin si elle remplissait la mission, le recruteur ne change pas son discours. Suite au questionnement d’Aurélie, le recruteur justifie cette règle au nom d’une volonté de la protéger, d’un potentiel conflit d’intérêts et du fait qu’Aurélie ne serait pas neutre. Elle demande alors s’il y a déjà eu des problèmes de ce type auparavant, voulant mieux comprendre. Le recruteur lui explique qu’il n’y a jamais eu de problèmes de ce type, mais que « ça a toujours été comme ça ». « Ça a toujours été comme ça », cette phrase résonne comme un bouclier de protection de cette règle informelle – et illégale –, comme un maintien du statu quo dans un milieu où les gestionnaires de projets sont très majoritairement blanc·he·s. Mais quelles sont les représentations qui sous-tendent ces règles opérantes ?  

Le poids structurel du passé

Sans vouloir détailler toute l’histoire de la coopération au développement et de l’humanitaire, l’ancrage de ces secteurs dans une continuité coloniale témoigne du fait que, bien qu’ils soient déchargés d’un racisme assumé, leurs bases fondatrices restent empreintes de leur tradition « civilisatrice » et de leur « devoir » de sauver l’Afrique[1], [2]. Nous arrêter sur cette histoire nous permet de revenir aux attitudes et idéologies à la source de l’aide humanitaire et de la coopération au développement pour pouvoir tisser des liens entre ce passé et le présent, dont l’expérience d’Aurélie fait partie.

Les projets de colonisation et d’impérialisme commencèrent dès le 15e siècle, avec la mise en place d’un système esclavagiste alliant le commerce transatlantique avec l’économie de la plantation. Au 19e siècle, la race ainsi que ses théorisations remplacent l’institution de l’esclavage et justifient une mission civilisatrice : celle d’élever les peuples d’une infériorité « prouvée » par la pseudoscience, les libérer de leur condition primitive et de leur barbarie pour les amener vers la modernité européenne[3]. Après la deuxième guerre mondiale, lorsque d’une part, les missions humanitaires et religieuses s’intensifient, et d’autre part, le concept de développement émerge, la perception de l’infériorité des sociétés « bénéficiaires » n’est plus liée à la pseudoscience mais plutôt à la vision eurocentrique du progrès et de la modernité, selon laquelle ces sociétés devaient franchir une série d’étapes pour rattraper leur « retard » et atteindre le niveau de « progrès » de la civilisation occidentale[4]. Les relations de coopération entre les pays de l’Occident et les pays dits « bénéficiaires » ont suivi ces relations coloniales. Aujourd’hui, ce sont toujours les pays Occidentaux qui déterminent les critères sur lesquels les projets ont lieu ainsi que leur orientation, et ce malgré un travail de remise en question des ONG et même dans les cas où le soutien se porte à des projets entièrement gérés par des ONG locales.

Cette continuité coloniale se situe également au niveau de la communication et du marketing des ONG. Pour récolter autant de fonds que possible auprès de la population belge, les missionnaires mettaient en avant les actions qu’ils menaient pour sauver les populations indigènes, perçues comme « sans âme ». De manière similaire, les campagnes de récolte de fonds des ONG actuelles dépendent, à un degré variable selon leurs agréments, de la charité de la population occidentale, à qui on va adresser un message qui n’est pas formulé par les bénéficiaires de ces fonds mais par les employé·e·s des ONG belges, qui vont donc définir leurs situations et leurs demandes en leur nom[5]. Les rapports de charité induisent forcément une forme de hiérarchie qui est, d’une certaine manière, déshumanisante, puisque l’autre n’est pas mon égal. On parle souvent de coopération comme s’il s’agissait de solidarité mais, cette dernière implique une assistance mutuelle dans un rapport d’égal à égal. Or, la coopération dont il est ici question est une intervention qui se pratique car il y a des intérêts en jeu[6].

C’est dans ce contexte que l’Afrique est souvent dépeinte comme monolithique, ses pays comme interchangeables, son état figé dans le temps[7], [8]. Les Noir.e.s sont représenté·e·s comme pauvres, misérables, arriéré·e·s, sont altérisé·e·s dans un imaginaire folklorique et presque nostalgique du passé et, y compris dans les cas où la négativité propre au porno de la pauvreté est remplacée par un positivisme délibéré, ils et elles restent dans le besoin d’être aidé·e·s pour pouvoir s’en sortir. Ces images ne sont ni informatives ni objectivées ; elles dramatisent des situations, s’appuient sur l’émotionnel et tombent dans le sensationnel pour captiver l’attention des spectateur·ice·s. Dans un contexte où les images sont omniprésentes, les campagnes d’ONG cherchent parfois à ce démarquer pour obtenir des fonds. En conséquence, la dignité des bénéficiaires et des diasporas est souvent bafouée ; ce qui reste intact et masqué derrière ces images sont les problèmes complexes de pouvoir, l’histoire et la dimension structurelles des situations dépeintes.

Au vu de la discrimination à l’embauche décrite plus haut, des questionnements surgissent : par la déshumanisation des personnes Noir·e·s et par l’invisibilisation de leurs capacités, ces images construisent-elles des sentiments de supériorité et de légitimité infondés ? A quel point la propagande coloniale, et l’imaginaire collectif vis-à-vis des Noir·e·s et de l’Afrique dans lequel elle est ancrée, informent-ils des attitudes actuelles ? Ces images placent-elles différents corps à différents endroits, nécessaires à la fabrication de la blanchité et de l’altérité ?

La deuxième partie de cette analyse donne des pistes de réponses à ces questions. Tout en gardant la dimension historique de cette situation à l’esprit, elle explore plus en profondeur le questionnement répétitif sur les origines d’Aurélie, la déligitimation de ses connaissances, dites comme pouvant être biaisées, et l’insistance sur le fait que le rôle doit être rempli par un·e « expat ». Finalement, cette deuxième partie revient sur certains des problèmes rencontrés lors de projets de coopération internationale, parfois allant jusqu’à causer l’échec du projet, pour souligner d’autant plus l’incohérence dans la politique de recrutement de l’ONG en question, qui est, par ailleurs, illégale, discriminatoire et violente.


[1] Robert,Mireille-Tsheusi.(2016).Racismeanti-Noirs,entre méconnaissance et mépris

[2] Michel, Aurélie. (2020). Un monde en nègre et blanc. Editions du Seuil.

[3] Coopération Education Culture. (2019). Décoloniser la communication des ONG

[4] Fédération des ONG francophones et germanophones de Belgique actives dans la coopération au développement. (2021). La coopération au développement.

[5] Coopération Education Culture. (2019). Participer à une campagne de sensibilisation contre les stéréotypes et les préjugés.

[6] Coopération Education Culture. (2019). L’évolution des mécanismes dans le secteur du développement

[7] Mambu, Djia. (2018). Peau noire, médias blancs. Stigmatisation des Noirs et de l’Afrique dans la presse belge et française

[8] Mambu Djia. (2021). dans Freres, Sarah. (2021). “Stéréotypes racistes : les ONG en introspection.” Imagine, janvier - février 2021.

 

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