La non-mixité, outil d’auto-enfermement ou d’auto-émancipation ?

Rédigé le 23 août 2017 par : Edgar Szoc

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L’organisation récente d’événements réservés aux femmes, à des minorités ethniques ou aux personnes LGBTQI a suscité de vives polémiques quant à la légitimité de ces pratiques de « non-mixité ». Retour sur un concept âgé de plus de cinquante ans…

Lorsqu’il est question de lieux ou d’événements non-mixtes, la première distinction qui s’impose est celle ente la non-mixité subie, d’une part, et la non-mixité choisie de l’autre. Historiquement, la non-mixité ne résultait pas d’un choix de la part femmes exclues du droit de vote ou des minorités ethniques ou religieuses géographiquement reléguées – depuis l’invention vénitienne du ghetto en 1516 jusqu’aux politiques ségrégationnistes états-uniennes. Ce n’est qu’au cours du XXè siècle que les groupes ayant subi discriminations et ségrégations ont pu choisir de constituer des groupes de discussions homogènes pour penser leur situation spécifiques et lutter pour leurs droits. Lorsque au sein du mouvement des droits civiques aux États-Unis est théorisé le concept de non-mixité pendant le cours des années soixante, après deux années de lutte mixte, il ne s’agit évidemment pas de recréer les zones de ségrégation que les Afro-Américains ont eu à subir – et subissaient encore à l’époque dans certains États américains, mais plutôt d’organiser les conditions de possibilité d’égalité dans la prise de parole.

Une condition de possibilité

Selon les mots de Christine Delphy, cette pratique constituait en effet à l’époque une condition nécessaire :

« - pour que leur expérience de discrimination et d’humiliation puisse se dire, sans crainte de faire de la peine aux bons Blancs ;

- pour que la rancœur puisse s’exprimer – et elle doit s’exprimer ;

- pour que l’admiration que les opprimés, même révoltés, ne peuvent s’empêcher d’avoir pour les dominants – les Noirs pour les Blancs, les femmes pour les hommes – ne joue pas pour donner plus de poids aux représentants du groupe dominant[1]. »

La visée des groupes qui souhaitent ouvrir des espaces de parole qui leur soient réservés n’est donc pas celle de reproduire les anciennes structures ségrégatives, mais au contraire de tenir compte de leur persistance dans les structures mentales et les interactions pour rendre possible la construction d’une véritable auto-émancipation. La pratique de la non-mixité s’appuie in fine sur l’idée qu’on ne gouverne pas la société par décret, et que quand bien même l’égalité serait acquise en termes de droits formels, l’inertie sociale perpétue des systèmes de domination et d’inégalités longtemps après que leur fondement juridique a disparu. La logique qui préside à la mise en place de dispositifs non mixtes n’est donc pas celle de l’exclusion mais de la prise en compte des inégalités de fait qui survivent à l’égalité en droit dans une perspective d’« empowerment ». Qu’elle soit l’œuvre des mouvements féministes, de groupes luttant contre les discriminations ethniques ou des LGBTQI, la mise en place de ces espaces s’accompagne toutefois de polémiques quasiment rituelles.

Dans les débats autour de la pertinence et de la légitimité de la non-mixité (choisie), il est habituel d’opposer deux visions de l’antiracisme : une perspective « universaliste » qui valoriserait la rencontre et l’échange dans un objectif de reconnaissance et de respect mutuels, qui entrerait en contradiction avec une perspective « communautaire » qui partirait de la réalité concrètement vécue et subie de la discrimination pour organiser la conquête de droits réels et plus seulement formels.  Chaque polémique autour de l’organisation d’événements non mixtes constitue une occasion pour les tenants de la première perspective (La Licra ou SOS Racisme, en l’occurrence) d’accuser les défenseurs de la seconde de « communautarisme », voire de vouloir recréer une espèce de « racisme à l’envers ».

Une dichotomie exagérée

Cette dichotomie a toutefois quelque chose de fallacieux en ce qu’elle met en scène une espèce de dilemme cornélien qui n’a pas nécessairement lieu d’être : il est en effet parfaitement possible de concevoir la non-mixité comme moyen et pas comme fin ; et puis, surtout, des pratiques non-mixtes localisées et spécifiques ne sont en rien incompatibles avec la participation à des événements mixtes. Une des dernières polémiques en la matière offre un exemple parfait de cette logique : le festival afroféministe européen Mwasi, que la Maire Anne Hidalgo avait voulu interdire au prétexte de sa non-mixité[2], était en réalité très largement mixte et ouvert à tou.te.s, mais réservait en son sein quelques espaces aux seules femmes Afro-Européennes désireuses de penser leur combat dans les termes de l’intersectionnalité. Les arguments invoqués pour légitimer ces espaces ressemblent d’ailleurs fortement à ceux que résumaient Christine Delphy à propos du Mouvement pour les droits civiques. Nacira Guénif-Souilamas, professeure de sociologie à l’université Paris-VIII et proche du collectif Mwasi déclare ainsi : « Le fait est que les Blancs sont dépositaires d’un pouvoir hégémonique exorbitant. Ces jeunes femmes veulent simplement créer un espace d’échanges sûr et rassurant[3]. »

Plus largement, ces dispositifs offrent aussi l’occasion d’interroger l’idéologie de la mixité, considérée comme nécessairement positive en elle-même et par elle-même, idéologie qui irrigue l’ensemble des politiques publiques, qu’elles soient scolaires ou urbanistiques[4], mais qui occulte trop souvent la persistance de rapports de domination et fait preuve de naïveté quant aux effets réels d’interactions mixtes dans le cadre d’une domination structurelle.

Pour la société majoritaire, la non-mixité a probablement quelque chose de doublement inacceptable : le simple fait d’être exclu, bien entendu, mais, peut-être surtout, le fait d’être confronté à l’idée que cette exclusion puisse encore avoir du sens aujourd’hui, que les conditions d’exercice de l’universalité et d’une prise de parole égalitaire ne sont pas encore rencontrées. Ou, pour le dire dans les termes de Christine Delphy : « C’est peut-être parce qu’elle renvoie la société majoritaire à la persistance des discriminations – et dès lors à la nécessité pour les discriminés de se rassembler – qu’elle est si mal accueillie. La non-mixité serait le symptôme d’une réalité que nous voulons croire dépassée et que nous n’acceptons pas de voir[5]. »

Et en Belgique ?

La plupart des débats concernant la non-mixité ont été en quelque sorte importés en Belgique via la France – où ces pratiques heurtent de front le socle idéologique universaliste républicain. Il est toutefois légitime de s’interroger sur la pertinence que pourrait revêtir ce concept en Belgique – et notamment dans le cadre du travail, encore largement à accomplir, de « décolonisation de la mémoire ».

Par boutade, on en viendrait presque à se demander si l’organisation d’événements non-mixtes ne constitue pas un excellent moyen de promotion d’événements : qui a déjà eu l’occasion de constater, par exemple, la faible participation masculine à des débats touchant à des questions féministes s’en convaincra aisément. Il semblerait en effet que les hommes blancs hétérosexuels ne s’intéressent jamais autant aux réflexions, des groupes de femmes, de personnes issues des minorités ethniques, ou des LGBTQI que quand ils en sont exclus.

 

 


[1] Christine Delphy, La non-mixité, une nécessité politique – Domination, ségrégation et auto-émancipation, exposé oral datant du 8 mai 2006, à l’occasion des cinquante ans du Monde diplomatique  et retranscrit sur le site « Les mots sont importants », http://lmsi.net/La-non-mixite-une-necessite.

[2] À ce sujet, voir notamment, Eléa Pommiers, « Festival Nyansapo à Paris : pourquoi la non-mixité fait-elle débat ? », Le Monde, 30 mai 2017. Disponible sur : http://lemde.fr/2siQc6I.

[3] Le Monde, op. cit.

[4] Pour une critique vigoureuse de l’idéologie de la mixité sociale en matière urbanistique, voir notamment, François Bertrand, « Critique de la mixité sociale », Politique, revue de débats, n° 67, novembre 2010.

[5] Christine Delphy, op.cit

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