Le multiculturalisme, hochet du bazaar global ?

Rédigé le 30 janvier 2014 par : Hervé Narainsamy

Taille de police réduire police agrandir police

« Bien des intellectuels devraient méditer cette formule de Nietzsche : "Nous n’avons pas de philosophie populaire noble, parce que nous n’avons pas de concept noble du peuple" »

Le multiculturalisme semble être devenu le grand défi du XXIe siècle, charriant avec lui autant de promesses que de peurs selon l’œil avec lequel on le regarde. Cela dit, à quelle(s) réalité(s) cette notion de multiculturalité renvoie-t-elle ? Quels sont les enjeux qui peuvent s’y tapir ? Aussi, sachant que « la diversité linguistique et culturelle en Europe était beaucoup plus importante au Moyen Age qu’aujourd’hui »[1], n’est-ce pas plutôt l’usage politique qu’on fait aujourd’hui de cette notion qu’il s’agit de questionner ? Précisément, que peut-on dire de l’horizon politique post-moderne à partir de la question du multiculturalisme ? Autant de questions que nous chercherons à soulever ici.

Epouvantail sociologique et multiculturalisme d’élites

Le concept de multiculturalité naît dans les années 70 aux Etats-Unis et arrive en Europe via la France en 78. Très vite, ce nouveau concept est récupéré dans le débat français sur ce qui fait ou défait une nation républicaine. On peut dire que, d’un bord comme de l’autre, le concept sert d’épouvantail et, du coup, sa portée se vide de sa complexité originelle.

Pourtant, dès sa création dans le champ des sciences sociales, son sens est multidirectionnel et, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est loin d’être imperméable aux milieux dans lesquels il est utilisé. Deux exemples illustrent cette polyphonie quant aux enjeux du multiculturalisme : 1) avatar de l’Ecole de Francfort, le multiculturalisme dit « critique » voit dans les minorités ces « damnés de la terre » des dominations qu’il s’agit de contester ; 2) presqu’aux antipodes, le « managed » ou « corporate » multiculturalisme voit dans la diversité une source de faire-valoir économique qu’il s’agit de gestionner.[2]

Si, dès le départ, la portée du concept est vaste, c’est parce que sa définition est vague. Pas étonnant dans la mesure où il est constitué d’une notion tout aussi insaisissable, celle de « culture », vrai rubicube sociologique.

En outre, l’arrivée de cette dernière dans les sciences sociales correspond à un changement de paradigme critique : les concepts de classes sociales et d’inégalités, qui avaient animé la réflexion sociologique jusqu’aux années 70, tendent à s’effacer au profit d’une culturisation des débats ainsi qu’un déplacement des passions autour de la question des différences. En d’autres mots, les aspérités sociales sont désormais circonscrites à des conflits d’ordre culturel et, dans ce sillage, le multiculturalisme perd du coup son éventuelle prétention critique à s’attaquer aux structures économiques qui enserrent la réalité sociale[3].

Il est intéressant de croiser ce changement de paradigme avec celui qui va se produire, en Europe, dans l’après-guerre jusqu’aux années 2000, au niveau politique.

Etat social actif ou l’Internationale de la compétitivité

Après la deuxième guerre mondiale, l’Etat providence s’essouffle considérablement. Dans les années 70-80, il se voit ébranlé par de sévères crises dues, principalement, à la montée en puissance des multinationales et à l’impossibilité grandissante de réguler les mouvements des capitaux. Ces tensions incessantes achèvent de saper la légitimité de l’Etat providence.

Fin des années 90, dans un nouveau contexte d’austérité et de concurrence globales, Tony Blair se fait le héraut d’une « troisième voie » devant permettre aux Etats de garder la tête hors de l’eau sur le grand Marché mondial : il intronise le positive social state (Etat social actif). Lors du fameux Traité de Lisbonne de 2000, c’est toute l’Union européenne qui adopte ce nouveau credo.

Il s’agit, pour la vieille Europe, de mieux se positionner sur le marché mondial, quitte à revenir sur un certain nombre de pactes sociaux grâce auxquels, jusque là, les différentes classes sociales pouvaient trouver, entre elles, un certain équilibre. Ce que l’Etat providence garantissait.

Ce nouveau concept d’Etat social actif va donc incarner un changement de paradigme : on peut parler d’un assujettissement pur et simple des Etats européens aux exigences et aux lois du marché[4] .

Cette inféodation des gouvernements de l’Union au diktat de la compétitivité implique désormais que l’intégration des individus dans la société passe par l’encouragement et le déploiement de leur employabilité. Autrement dit, dans l’esprit de l’Etat social actif, c’est maintenant sur le marché du travail que l’individu doit aller chercher son « capital citoyenneté ». Le travail incarne le nouveau collectif. Participer à la Croissance, c’est devenir acteur de la Cité.[5]

Cette nouvelle voie place les individus et les collectivités sous tension dans la mesure où, dans un même temps, l’Union européenne poursuit les processus de dérégulation financière favorables à la compétitivité. Bien sûr, c’est systématiquement sur les catégories populaires que se répercutent les multiples déflagrations économiques : pénurie ou précarisation des emplois, licenciements, délocalisations et, aussi, translocalismes[6], « intermittents de la misère »[7], migrations sauvages et ghettoïsations. Nouvelle Cité de citoyens « Kleenex »[8], qui ne comptent que dans la mesure où ils rapportent.

Des impasses de la « gouvernance » au pari populaire

Ainsi, remontant lucidement du « problème multiculturel » vers les raisons économiques qui s’y trament, Henri Goldman écrivait : « […] en 2030, au train où vont les choses, ce ne seront pas seulement les musulmans qui seront majoritaires à Bruxelles. Ce seront aussi les pauvres et les exclus du travail, les descendants d’une immigration qui est mal accueillie, les jeunes sans perspective d’insertion, les élèves d’un enseignement impuissant, les ménages en quête d’un logement sain, bref, tous les laissés pour compte d’un État social malade. C’est vrai, la plupart d’entre eux seront aussi musulmans. Mais est-ce vraiment par ce petit bout de la lorgnette qu’il faut appréhender les tensions sociales urbaines ? » [9].

S’étant mué de gouvernement en gouvernance[10], l’Etat semble sans adresse, aux abonnés absents, tout occupé qu’il est[11] à répondre, ad infinitum, aux Sirènes de la Croissance, prenant ainsi les vraies questions par le mauvais bout de la lorgnette[12] et, surtout, réduisant chaque jour un peu plus la société civile, sans intérêt commun, à un ensemble conflictuel d’intérêts particuliers.

Il est plus aisé ensuite de travestir cette dislocation du social en problématique interculturelle et de faire (ou laisser) croire que l’obstacle au vivre ensemble est avant tout la mauvaise gestion de la multiculturalité.

Toutefois, si, en définitive, le globalitarisme[13] du Marché ne laisse, entre les communautés humaines, que vide symbolique, « ce vide ne peut être qu’appelé à se remplir par des valeurs certifiées par la tradition – et si, pour cause de postmodernité, il n’existe plus de communautés traditionnelles pouvant donner cette certification, on se contentera de l’apparence d’authentique […] »[14]. Les « replis identitaires » de tous poils sont peut-être ces « faux-authentiques »[15] auxquels tentent de se raccrocher les individus atomisés et déracinés du global bazaar.

Michéa écrit : « Sans cette volonté déterminée de protéger et de conserver les fondements premiers de notre humanité morale (ce qui englobe tous les acquis positifs de la socialité en face à face), il n’existe aucune chance d’édifier un monde réellement commun, c’est-à-dire, pour reprendre la définition des zapatistes mexicains, "un monde où beaucoup de mondes aient leur place". On ne parviendra, au contraire, qu’à précipiter l’avènement d’un univers uniformisé et monochrome – celui-là même que la globalisation libérale édifie sous nos yeux, et dont l’"universalisme" proclamé à longueur d’écran trouve, en réalité, ses bases véritables dans "l’atomisation du monde et la guerre de tous contre tous" »[16].

Deux jours après les expulsions musclées de sans-papiers et autres immigrés hors de l’ancien couvent du Gesu à Saint Josse, le Théâtre de la Vie (à Saint Josse) – tout un symbole - donnait une pièce écrite par Romain David, du Raoul collectif : Ten Hood – Mon royaume. Sur les planches, Adam El Hammouchi, jeune belgo-marocain, Chawki Jlassi, jeune belgo-tunisien,et Joséphine De Buyl, octogénaire belgo-belge. Le pari : par le théâtre, permettre que continue à s’écrire le vivre ensemble.

Il semble bien qu’une fois de plus, malgré les nombreuses embûches et les ratés inévitables, ce sera au cœur de la société civile et des gens ordinaires que se réinventeront sans cesse les solidarités populaires et leur(s) saine(s) dissidence(s).

 


[1] PARSANOGLOU (Dimitris), Multiculturalisme(s). Les avatars d’un discours, 15/2004, mis en ligne le 15 juillet 2006,  http://socio-anthropologie.revue.org/416.

[2] Voir l’étude éclairante de PARSANOGLOU. L’auteur y évoque également le monoculturalisme, le multiculturalisme libéral, l’égalitaire, le démocratique, le différentialiste et l’essentialiste.

[3] Parsanoglou écrit : « Sous le prisme d’un pluralisme culturel abstrait basé sur la tolérance mutuelle – celle-ci, à son extension logique, implique la tolérance des groupes opprimés face aux points de vue dominants – la domination reste hors du débat », Idem.

[4] CASSIERS (Isabelle), De l’État providence à l’État social actif : quelles mutations sous-jacentes ?, in Regards économiques, novembre 2005, n°36 : www.uclouvain.be

[5] Pour Jean-Claude Michéa, les libéraux économiques « […] détournent cyniquement l’idée de mérite individuel afin de légitimer les inégalités de classes auprès des classes populaires […] », in Le complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès,  p. 297.

[6] VANDECANDELAERE (Hans), Bruxelles. Un voyage à travers le monde, Editions ASP, 2013,  p. 464.

[7] Titre d’un article de Gilles Toussaint sur les travailleurs saisonniers, 26 novembre 2013, www.lalibre.be

[8] Voir DUFOUR (Dany-Robert), Le Divin Marché, Paris, Editions Denoël, 2007, p. 177. Michéa montre que, dans le cadre de cette libre employabilité des nouveaux citoyens « Kleenex »,  « le maintien d’une immigration permanente (et si possible clandestine) est devenu – avec la mondialisation – une véritable question de vie ou de mort »,  Idem, p. 46.

[9] GOLDMAN (Henri), La multiculturalité belge, échec ou réussite ?, 3 novembre 2010, www.lalibre.be

[10] « […] Idéalement, la gouvernance devrait conduire à une disparition de l'État comme instance de détermination de l'intérêt public et à la substitution des normes légales par des formes flexibles de régulation ». Nous soulignons. Voir : De la gouvernance ou la constitution politique du néo-libéralisme, 21 mai 2001, in : www.france.attac.org

[11] « […] le bon travail de la "Commission du Dialogue" [février 2004] n’a guère eu d’impact sur le plan politique -  les autorités politiques, aux différents niveaux de gouvernement, étant absorbées par d’autres problèmes […] ». Au sujet des Assises de l’Interculturalité de septembre 2009, le même auteur devait également conclure : « La balle est désormais dans le camp politique mais celui-ci est bien occupé par d’autres problèmes ». Décidément… in FAUX (Jean-Marie), De la société multiculturelle au dialogue interculturel. Étape de la réflexion politique en Belgique, décembre 2010, www.centreavec.be

[12] « Rappelons à cet égard les mauvais résultats de la Belgique dans les classements en matière d’insertion socio-économique des immigrés […] », in DE SMET (françois), Les politiques d’intégration : mise à l’épreuve de l’identité intérieure, 2011-2012, www.kbs-frb.be En Belgique, le rôle laissé à l’immigré semble rester celui d’un client de service plutôt que celui d’un partenaire du vivre ensemble. Voir : BEN MOHAMMED (Nadia) & REA (André), Politique multiculturelle et modes de citoyenneté à Bruxelles (partie II). Rapport final, novembre 2000, p. 5 : www.ulb.ac.be

[13] L’expression empruntée au philosophe polonais Zygmunt Bauman.

[14] DUFOUR (Dany-Robert), Idem, p. 134.

[15] Ibidem

[16] MICHÉA (Jean-Claude), Idem, p. 137.

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter