Le négationnisme du point de vue du droit

Rédigé le 13 décembre 2017 par : Edgar Szoc

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La Belgique reconnaît pleinement l’existence de trois génocides : arménien, juif et tutsi (mais pas, ou pas encore, le quatrième génocide expressément reconnu par les juridictions internationales : le génocide commis à Srebrenica).

Mais elle ne condamne le négationnisme que d’un seul d’entre eux, par la loi du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l'approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale. Depuis qu’elle a été votée, cette loi a suscité des débats fréquents quant à la pertinence de l’étendre aux autres génocides reconnus par la Belgique.

La Belgique a adopté la loi pénalisant le négationnisme un an après l’adoption d’une loi similaire par l’Allemagne, suivis par la France et l’Autriche, qui disposent de législations comparables mais un peu plus étendues. Mais, à part « ces quatre Etats, « pionniers » du genre, peu d’Etats ont restreint la sanction du négationnisme aux seuls crimes nazis[1] ». La Suisse, le Luxembourg, le Liechtenstein adoptent, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, des législations étendant le champ d’application du délit de négationnisme à l’ensemble des génocides, voire à l’ensemble des crimes contre l’humanité. Les États appartenant à l’ancien bloc soviétique adoptent tous, dans cette même période, des législations ajoutant à l’interdiction de toute négation des crimes communistes, des crimes contre la paix et des crimes de guerre[2].

L’adoption de la loi du 23 mars 1995 faisait suite à l’apparition d’une série de publications par lesquelles certains polémistes – au premier rang desquels Robert Faurisson et Roger Garaudy – tentaient d’appuyer des thèses antisémites en niant la réalité du génocide commis par le régime nazi sur des bases prétendument scientifiques. À cet égard, la première responsabilité à pointer est sans doute celle des medias qui ont parfois laissé la porte entrouverte à certains de ces propos et confondu liberté d’expression avec obligation de publier. On se souviendra en effet que Le Monde avait offert une tribune à Robert Faurisson, publiée le 29 décembre 1978 et intitulée « Le problème des chambres à gaz ou la rumeur d’Auschwitz ». À l’heure de la diffusion de positions minoritaires ou farfelues via les réseaux sociaux, le garde-fou du tri par la presse ne fonctionne plus mais à l’époque, force est de constater qu’il n’a pas joué son rôle sur cette question précise.

Dans un contexte de montée de l’extrême droite, une partie de l’opinion a pu considérer la loi de 1981 contre l’incitation à la haine ou à la discrimination en général comme insuffisante pour lutter contre cette nouvelle forme d’antisémitisme abritée derrière la liberté académique et plaider pour le vote d’une loi réprimant la pénalisation du négationnisme en tant que tel (sans y mentionner l’incitation à la haine) : c’est ce qu’on appelle « négationnisme simple »).

Mais cette carence de la loi de 1981 est désormais résorbée par ailleurs puisque la législation antiracisme et antidiscrimination, telle que réformée par les lois du 10 mai 2007, qui pénalise l’incitation à la haine quelle qu’en soit la forme, par exemple celle d’un propos niant ou minimisant le génocide des Juifs.

Se pose dès lors un nouveau problème : le fait de limiter la pénalisation légale de propos négationnistes au cas du génocide des Juifs en 1939-1945 suscite aujourd’hui, auprès de certains courants de la société, une impression de partialité, d’inachevé ou d’arbitraire en ce qui concerne la condamnation par l’État de massacres de masse. La mémoire officielle néglige des épisodes atroces de l’histoire qui semblent pourtant mériter, eux aussi, l’intérêt des autorités et la protection du législateur. Au-delà de l’émotion légitime, la raison et l’équité semblent donc suggérer de viser d’autres cas de génocide dans la législation. L’Histoire, même récente, est hélas fertile en épisodes auxquels s’applique la définition du mot « génocide » donnée en 1948 par la Convention de l’ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide[3]. Mais, ces épisodes n’ont pas tous été qualifiés de façon claire de génocide, que ce soit par des instances judiciaires ou politiques. La question de l’extension de la qualification de génocide à d’autres massacres de masse s’avèrera insoluble si l’on choisit de donner à cette extension des effets judiciaires et si, par conséquent, la loi de 1995 doit s’étendre à la négation ou à la minimisation en tant que telles, quel qu’en soit le sens, de tous les génocides reconnus ou à reconnaître.

Un contexte européen contraignant

Il convient enfin de préciser que la Belgique évolue en la matière dans un contexte contraint par le droit européen. Ainsi, une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal. Cette décision-cadre enjoint en effet les États-membres de punir « l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale, visant un groupe de personnes ou un membre d’un tel groupe défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe ».

Il est évident que la loi belge de 1995 va beaucoup moins loin que ce qu’exige la décision-cadre, dans la mesure où celle-ci demande la pénalisation du négationnisme en matière de génocides en général (et pas du seul génocide juif), mais également des crimes contre l’humanité et crimes de guerre définis par la Cour pénale internationale. En revanche, il est un aspect pour lequel la loi belge se montre plus répressive : la décision-cadre demande de pénaliser les propos négationnistes à condition qu’ils risquent d’inciter à la haine à l’encontre d’un groupe ou membres d’un groupe, condition que ne requiert par la loi belge. C’est dans cette distinction que réside la distinction entre négationnisme simple (que poursuit la loi belge à propos du négationnisme en matière de génocide juif) et négationnisme qualifié (considéré comme circonstance aggravante de l’appel à la haine, et que demande de poursuivre la décision-cadre).

Si elle n’étend pas le champ d’application de la loi du 23 mai 1995 à tous les génocides, la Belgique doit être considérée comme violant ses obligations européennes – même si le non-respect d’une décision-cadre de l’Union n’est pas encore soumis à sanction. Un projet de loi du 12 juillet 2004 visait d’ailleurs à résoudre ce problème de conformité. Il n’a toutefois pas vu le jour, principalement en raison des blocages politiques nés autour de la question du génocide arménien.

C’est donc toujours dans cette situation d’inconfort juridique que se trouve la Belgique – inconfort encore accentué par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme qui semble considérer la pénalisation du « négationnisme simple » comme incompatible avec le respect de la liberté d’expression. Si le terrain est miné par une combinaison d’amnésie de la Belgique quant à ses propres responsabilités historiques, de concurrence mémorielle, qui est à la fois le signe et l’ingrédient d’une ethnicisation des questions sociales, et de banalisation des discours de haine, il est aussi celui sur lequel doivent se mener les discussions sur ce qui nous importe le plus : notre futur commun.

 


[1] N. Droin, « Etats des lieux de la répression du négationnisme en France et en droit comparé », Rev. trim. dr. h., 2014, n° 98, p. 385.

[2] N. Droin, op.cit., p. 387. Voit au aussi l’article de Laetitia Werquin dans ce numéro.

[3] Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 9 décembre 1948. 

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