Le poids de l’imaginaire colonial dans les ONG d’aide au développement. Partie 1.

Rédigé le 6 mai 2021 par : Anh Thy Nguyen & Pauline Washukenyi

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Depuis quelques années, les campagnes de communication menées par les ONG suscitent des critiques récurrentes qui les invitent à une remise en question des imaginaires qu’elles contribuent à forger. Toutefois, à l’heure où une partie de ces organisations montrent des signes de volonté d'évolution , il nous semble important de réfléchir aux potentiels ressources et freins à ce chang

Dans le cadre d’une recherche exploratoire sur le poids de l’imaginaire colonial au sein des structures d’aide au développement, nous avons jugé intéressant de partir de l’analyse effectuée par un·e employé·e racisé·e d’une ONG afin d’éclairer les mécanismes et les enjeux sous-jacents à la fabrication de ces images. Pour respecter la confidentialité de ses propos, nous avons anonymisé les informations relatives à la personne enquêté·e ainsi qu’à son employeur. Nous précisons également que si l’analyse est en mesure d’éclairer certaines réalités, elle ne peut être généralisée à l’ensemble du secteur des ONG belges œuvrant à l’aide au développement. Néanmoins, ce point de vue situé se révèle particulièrement intéressant pour mettre en évidence les rapports raciaux en jeu au sein des ONG, et entre ces dernières et leur environnement.

Un processus de décision éloigné des réalités du terrain et très peu diversifié

En 2013, une analyse portant sur la gouvernance et le processus de décision de 57 ONG belges, menée pour le compte des Fédérations des associations de coopération et développement[1], donne un aperçu de la perception de la part des membres de Conseils d’administration et des équipes de direction quant à leur travail au sein de ces structures[2]. Malgré quelques disparités entre les ONG en raison de leur taille (petites ou grandes) ou de leur rattachement linguistique (francophones ou néerlandophones), les résultats de l’étude indiquent que le leadership y est perçu comme plutôt participatif. Du côté de notre interlocutrice, c'est globalement une image différente qui est dépeinte :

 « Malheureusement, la plupart des décisions sont prises au niveau du CA. Mais ce sont des personnes qui en pratique ne savent rien de notre travail sur le terrain. […] On ne les comprend pas toujours, on n’est pas toujours d'accord. Et des fois, on est contraints de juste les [i. e. décisions] accepter, de faire avec. ».

Si certain·e·s travailleur·se·s sont invité·e·s ponctuellement à participer à la discussion de certains axes plus stratégiques, ils ou elles n’ont pas pour autant de rôle décisif dans la prise de décision :

« Il y a bien sûr certaines personnes (de l’équipe) qui sont parfois invitées au niveau du CA pour présenter des projets, comme éventuellement les chefs de département, qui ont plus d'informations sur notre pratique sur le terrain. Mais ce ne sont pas eux qui prendront les décisions. ».

Dans le cas de son ONG, il semblerait que les autorités dirigeantes privilégient une validation en aval des décisions prises, plutôt qu’une consultation en amont. Les employé·e·s de l’organisation sont généralement mis·e·s devant le fait accompli une fois les décisions déjà actées. La personne interrogée nous rapporte précisément l’exemple de l’élaboration d’une stratégie de communication externe, qui se caractérise davantage par une approche top-down que bottom-up, donnant ainsi parfois l’impression qu’il s’agit d’un processus de décision n’allant que dans un sens, alors qu’un fossé peut séparer les approches du CA et celles de l’équipe sur le terrain. Les CA et équipes de direction semblent toutefois partiellement conscients des risques liés à ce type de gouvernance, puisque l’enquête citée ci-dessus rapporte qu’ils et elles reconnaissent que les intérêts des bénéficiaires sont généralement peu représentés dans les CA. Ce constat dénote un problème de gouvernance plus global, relatif à la répartition du pouvoir entre les acteurs au sein d'une organisation, ainsi qu’entre l’organisation et ses parties prenantes.

Néanmoins, il est intéressant de souligner que le témoignage de la personne enquêtée, nourrie de son expérience et de son ressenti, indique que cette conscience des risques de ce type de gouvernance est peu présente au sein de l’ONG où elle travaille. En effet, les propos que nous avons recueillis mettent en évidence une certaine dichotomie entre l’idée que semblent se faire les CA et les directions à propos de leur management et de leur communication et la façon dont l’employée interrogée les perçoit.

Par-delà ce manque de représentativité dans l’instance de prise de décision (CA), à défaut d’un processus plus participatif, notre enquêté.e y pointe également un manque de mixité, de genre et de race, reproduisant une forme d’ethnostratification[3] au sein même de la structure dans laquelle il ou elle travaille. On retrouve pourtant une certaine « diversité » au niveau des équipes travaillant sur le terrain et en contact direct avec les bénéficiaires. Comme nous le rappelle Betel Mabille, « cette volonté d’intégrer des personnes racisées dans une équipe uniquement pour promouvoir une diversité en entreprise s’apparente à ce que l’on appelle : le diversity washing. Il s’agit de l’idée d’utiliser la diversité comme étendard et comme image, mais de refuser de modifier la structure de l’entreprise en termes de possibilités, de recrutement, d’inclusion des personnes racisées »[4]. La personne interrogée insiste d’ailleurs encore une fois sur le rôle du Conseil d’Administration dans le recrutement des candidat·e·s et les freins qui peuvent empêcher des personnes racisées à accéder à des postes à responsabilités :

« Plus on monte, moins il y a de personnes d'origine étrangère. Il y a beaucoup de personnes (parmi celles-ci) qui ont la nationalité (belge), mais cela n'est pas toujours retenu comme étant un critère car on ne va pas juste regarder ta nationalité. Au niveau du CA ce sont tous des hommes blancs. Et puis au niveau des chefs de département, pareil, et quand on se trouve au niveau des coordinateurs, [il y a très peu de personnes – et c’est un euphémisme –] d'origine étrangère. [Ce constat est encore plus accentué en ce qui concerne] la coopération internationale : là, c'est majoritairement blanc. »

Quand les campagnes de récolte de fonds jouent sur les stéréotypes

Lorsqu’il s’agit d’aborder la perception des images véhiculées, et plus particulièrement celles qui concernent la récolte des fonds pour des projets de niveau international, la personne interviewée exprime une certaine frustration :

« Il y a souvent cette image de misérables, des enfants affamés pour faire pitié. Ça enlève la dignité de la personne. Je trouve ça vraiment dégradant de voir ce genre d'image. On n'a pas besoin d'afficher cela pour avoir une bonne campagne. ».

Ce constat est partagé par la Coopération Education et culture (CEC) à l’initiative de l’Observatoire des stéréotypes, qui mène un travail de réflexion et de déconstruction sur la communication des ONG et sur les stéréotypes qu’elle diffuse[5].

L’objectif premier des campagnes de communication des ONG est de sensibiliser le public aux causes qu’elles défendent pour le convaincre de contribuer financièrement aux actions qu’elles entreprennent. Dans ce cas de figure, le recours à des images misérabilistes, soulignant la façon dont un soutien financier permet de venir concrètement en aide aux bénéficiaires, semble plus performatif que le partage d’informations factuelles ou positives. À cet égard, la personne avec laquelle nous nous sommes entretenues s’interroge :

« Pourquoi ne pas montrer les bonnes réalisations ? Peut-être même grâce aux dons envoyés, pour montrer justement une image positive ! » Il y a ce manque de pouvoir communiquer positivement. ».

L’argument avancé lorsque ce point est mis en avant est généralement le suivant :

« [...] le but des campagnes de récolte de fonds n'est pas d'aider ceux qui sont en forme ou ceux de la classe moyenne, mais plutôt d'aller vers ceux qui sont les plus précarisés. ».

Cependant, ainsi que le rappelle Rony Brouman, ancien président de Médecins sans frontières, « la poursuite de ces objectifs comporte le risque pour les communicants des ONG de s’éloigner de la réalité »[6]. Le recours par certaines ONG à des images misérabilistes et à une rhétorique qui ne valorise nullement la dignité des personnes représentées sur les images contribue (in)directement à la stigmatisation des personnes bénéficiaires de l’aide internationale. Dès lors, les représentations véhiculées par certaines campagnes influencent beaucoup la façon dont sont perçues toutes personnes non originaires d’Europe ou d’Amérique du Nord :

« Ce n'est plus seulement l'image des personnes qui sont précarisées dans leur pays qu'on montre, mais c'est en même temps l'image du migrant ici. Ça pouvait encore marcher à l'époque, au niveau international c’était encore lointain pour le public. Mais il y a de plus en plus de personnes d'origine étrangère qui sont nées ou qui ont grandi ici, ou qui sont venues à l'âge adulte et pour qui il est très dénigrant de voir ce genre d’image. Cela peu importe le statut : réfugié·e·s, demandeurs et demandeuses d'asile, migrant·e·s économiques. »

« C'est une image qui influence beaucoup la perception des gens sur toi et sur d'où tu viens. Quand tu ne ressembles pas à l'homme ou à la femme européen·ne, dès que tu arrives quelque part, il y a déjà toute une liste de stéréotypes que tu es à chaque fois obligé.e de casser. »

Pour pouvoir se distancier de ces stéréotypes, les personnes racisées adoptent une série de stratégies de subversion et de déconstruction, qui sont autant de facteurs contribuant à une charge autant mentale que raciale[7].

Outre les problèmes éthiques qu’une telle communication pose, celle-ci génère également de la méfiance auprès des publics que les ONG souhaitent solliciter ou sensibiliser, à l’instar par exemple d’une campagne de sensibilisation de l’ONG suisse Helvetas qui a suscité la polémique sur les réseaux sociaux en 2016[8]. Une des affiches sur l’accès aux sanitaires représentait une petite fille noire qui selon une inscription « tire la chasse d’eau », accompagnée de ce qui semble être sa mère qui « allait aux latrines » et de sa grand-mère qui « se cachait dans les buissons ». L’organisation fut accusée de véhiculer une vision réductrice de l'Afrique à travers une série de clichés jugés paternalistes, racistes et condescendants. De nombreux internautes ont aussitôt appelé l’organisation à retirer ses visuels.

En dépit des constats effectués, il ressort néanmoins de notre entretien qu’il existe une volonté de la part de plusieurs membres de l’ONG concernée de voir certaines améliorations aussi bien au niveau de l’organisation interne de la structure que de la communication externe, notamment par rapport à la façon dont elle représente les bénéficiaires de l’aide au développement. Est-ce que les moteurs de changement présents au sein de l’ONG suffisent ? Leurs points de vue sont-ils pris en compte ? Nous aborderons davantage ces potentiels moteurs de changement dans la deuxième partie de cette analyse.


[1] Du côté francophone, l’Acodev (Fédération des OSC de coopération au développement) et, du côté néerlandophone, le NGO Federatie (Vlaamse federatie van ngo's voor Ontwikkelingssamenwerking).

[2] Acodev & NGO Federatie (2013), « Gouvernance et processus de décision dans les ONG », rapport sectoriel de l’enquête, Bruxelles.

[3] Phénomène selon lequel l'origine détermine dans quelle niche du marché de l'emploi on se retrouve.

[4] Betel Mabille, « Critique du terme "diversité" : diversity washing et déshumanisation », in BePax.org, article du 19 novembre 2019.

[5] Ce travail repose sur la production d’un large panel d'articles, d’interviews, d’images ou analyses réalisées par des experts de la communication, des acteurs de la coopération, des photographes, des enseignants chercheurs, des artistes, etc., CEC – Observatoire des stéréotypes

[6] Maria Mancilla, « Les ONG entre communication et marketing », article du 2 novembre 2016.

[7] À cet égard, voir le dernier numéro de Signes des temps portant sur « Discrimination, charge et trauma racial : la santé mentale à l’épreuve du racisme quotidien » (décembre 2020).

[8] Sylvia Revello, « La campagne d’Helvetas blesse et dérange » in Le Temps Afrique, [en ligne], article du 7 novembre 2016.

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