Le racisme institutionnel, un concept mal connu

Rédigé le 4 mai 2018 par : Nicolas Rousseau

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« Je n’ai jamais eu l’intention de blesser qui que ce soit ». Bien souvent, le débat médiatique relatif aux polémiques racistes se résume à une question : y avait-il une intention raciste individuelle ? Pourtant, le racisme peut également être le produit du fonctionnement normal et routinier des institutions.

Aujourd’hui, une vision prédomine : le racisme serait nécessairement produit par une personne « mauvaise » et intolérante. Or, non seulement l’intention raciste n’est pas toujours nécessaire mais  les individus ne sont par ailleurs pas la seule source productrice de racisme. Celui-ci peut également découler de pratiques et représentations institutionnelles, collectives ou idéologiques. Dans une enquête menée à Marseille dans le secteur des logements sociaux[1], la chercheuse Valérie Sala Pala s’interroge à ce sujet et met l’accent sur une dimension particulière du racisme : le racisme institutionnel.

Le cas des logements HLM en France

A priori, la mission principale des institutions dans le secteur des HLM est l’octroi d’un toit aux personnes en situation de précarité socio-économique. Toutefois, la chercheuse met en avant différentes évolutions qui ont profondément marqué le domaine du logement social français depuis les années 1980. En particulier, l’impossibilité de faire fi de certaines considérations en termes de bonne gestion financière. Il s’agit notamment d’éviter les impayés et la dégradation des logements pour maintenir une situation financière saine.

Dès lors, les critères d’attribution de logements sociaux évoluent également. À côté de critères « traditionnels » comme le statut socio-économique des candidats, toute une série de critères liés à cette nécessité de bonne gestion financière entrent en ligne de compte. Et face à cet ensemble de critères, les responsables de la décision d’octroi d’un HLM disposent d’une marge d’interprétation. Avec, finalement, l’obligation de procéder au cas par cas via une « attribution fine » : parvenir à faire la différence entre un bon et un mauvais candidat via une  analyse de risques potentiels, de problèmes susceptibles de se produire.

« Des gens merveilleux mais ... »

V. Sala Pala évoque ainsi les « cartes mentales » qui regroupent l’ensemble de ces éléments et avec lesquelles s’orientent les employé.e.s afin d’identifier les groupes à risque. Il en ressort que les groupes « racisés » sont particulièrement concernés par cette notion de risque.

Ainsi, le groupe des Comorien.nes est perçu comme à risque, non pas au niveau du paiement ni des relations de voisinage – car « ce sont des gens merveilleux »[2] – mais bien en ce qui concerne la capacité à habiter normalement son logement. Ainsi, il ressort des entretiens réalisés que la « culture de solidarité très forte chez les Comoriens » impliquerait qu’une famille avec deux enfants signifie en pratique une dizaine de personnes dans le logement.

Il y a donc une construction du groupe social « les Comoriens » (catégorisation), perçu comme à risque et auquel on va accoler des caractéristiques en termes de « déviance » ou « d’anormalité » (hiérarchisation). Ces caractéristiques vont être naturalisées, vues comme naturelles, inhérentes à la couleur de peau, à la culture ou au mode de vie supposé des Comoriens : « c’est difficile à éviter parce que c’est quasiment dans leurs gènes » (essentialisation). Lorsque l’on retrouve ces trois caractéristiques, on se trouve face à du racisme. Ces constructions et représentations stéréotypées influencent donc les pratiques et débouchent sur des décisions de refus d’octroi d’un logement social.

Des différences de traitement institutionnalisées

Dans ce cas-ci, le racisme n’est pas spécifiquement produit par des individus mal intentionnés. Dans son enquête, Valérie Sala Pala met ainsi en lumière certains mécanismes institutionnels qui ont pour effet de produire des discriminations racistes. L’attention accrue à donner à la bonne gestion financière, la nécessité de distinguer les bon.nes et mauvais.es candidat.es, le flou entourant les critères et le processus d’attribution, l’importance d’assurer la viabilité de l’institution dans un environnement marqué par une concurrence accrue... sont autant d’éléments qui pèsent sur le fonctionnement normal et quotidien de l’institution, qui impactent dès lors les pratiques individuelles de sélection et débouchent sur une différence de traitement « institutionnalisée » vis-à-vis de certains groupes sociaux infériorisés, sans qu’il n’y ait nécessairement une intention individuelle de discriminer ces groupes.

Ainsi, les personnes chargées de l’octroi des logements sociaux peuvent être amenées à refuser un dossier pour des individus perçus comme « maghrébins » ou « comoriens » non pas parce qu’elles ont des préjugés racistes envers ces individus et leur groupe social, mais bien, en particulier, pour anticiper les potentielles réactions négatives des voisins déjà installés. De fait, Valérie Sala Pala insiste sur le fait « que le critère de la « bonne attribution » (...) est moins celui de la mise en œuvre d’un principe de justice sociale (...) que celui de la validation par les locataires en place (...) ». Les discriminations sont, dans ce cas-ci, principalement liées à des pratiques et des considérations institutionnelles a priori neutres.

Cette enquête met en lumière une dimension mal connue du racisme : le racisme institutionnel. Ce concept a émergé dans les années 1960 aux États-Unis, en pleine lutte pour les droits civiques. Toujours d’après la chercheuse, il est de mise lorsque, dans une société qui consacre formellement l’égalité, et « en dehors de toute intention manifeste et directe de nuire à certains groupes ethniques, les institutions ou les acteurs au sein de celles-ci développent des pratiques dont l’effet est d’exclure ou d’inférioriser de tels groupes »[3].

Différentes dimensions du racisme qui interagissent

Le constat de cette étude est important : à côté des actes et discours individuels (racisme primaire), interviennent également des dynamiques propres à l’institution et à son fonctionnement quotidien (racisme institutionnel). Cette dimension du racisme est bien souvent invisible et indirecte mais n’en débouche pas moins sur la production de discriminations racistes. On peut également distinguer une troisième dimension : la dimension idéologique ou structurelle. Cette dernière, à un niveau plus macro, avance que l’idéologie raciste a à ce point imprégné notre société, les structures sociales et nos imaginaires, qu’elle nous influence toutes et tous, le plus souvent inconsciemment. Il s’agit des représentations racistes qui traversent la société et qui permettent de perpétuer le racisme comme rapport de domination structurant la société.

Dans la pratique, bien entendu, ces trois dimensions interagissent constamment, se renforcent ou s’atténuent mutuellement. Ainsi, la présence d’employé.e.s manifestement racistes renforcera probablement le racisme produit par l’institution. Inversement, des personnes sensibilisées contribueront sans doute à atténuer la production institutionnelle de discriminations. De même, l’institution n’est pas une bulle indépendante de son environnement sociétal et l’idéologie raciste qui traverse la société contribue certainement à renforcer – en faisant paraitre acceptable, voire en invisibilisant – la production d’inégalités racistes.

À nos yeux, l’intérêt de cette étude n’est certainement pas de relativiser ni les responsabilités individuelles ni le rôle des institutions (notamment étatiques) dans la production de racisme. Et encore moins de minimiser la violence produite par le racisme selon qu’il y ait ou non une intention consciente à l’origine. Quelle que soit sa forme, le racisme reste une agression violente et intolérable. Il s’agit plutôt d’insister sur le fait que certaines logiques institutionnelles dépassent parfois les volontés et attitudes individuelles prises isolément. Non pas pour excuser ou déresponsabiliser, mais plutôt en termes de moyens d’action et de stratégies de lutte. L’étude permet ainsi de concevoir le racisme à la fois en tant qu’idéologie et en tant que pratique inscrite dans le fonctionnement spécifique d’institutions situées dans l’espace et dans le temps. S’ensuit la nécessité de combiner l’approche généraliste de l’antiracisme avec des démarches spécifiques auprès de chaque institution : le domaine de la police n’est pas celui des soins de santé, et le fonctionnement d’un hôpital ne sera pas nécessairement celui d’un autre.   

Les inégalités dans le domaine de l’enseignement en Belgique francophone

Bien entendu, le constat tiré par Valérie Sala Pala ne concerne pas que le secteur des HLM marseillais. À titre d’illustration, dans son récent baromètre de la Diversité au niveau de l’enseignement[4], UNIA est revenu sur les discriminations dans le système scolaire vis-à-vis des élèves issus de l’immigration. La participation de ces derniers au système scolaire est en effet désavantageuse par rapport aux élèves « Belgo-belges ». Ils risquent, par exemple, davantage d’être maintenus en 3ème maternelle et sont largement surreprésentés dans l’enseignement technique et professionnel.

Pour expliquer ces inégalités, plusieurs facteurs de natures diverses sont avancés. Sur le plan structurel, le baromètre met notamment en avant « le quasi-marché scolaire ». Ce terme désigne un mode de fonctionnement qui « entraine une répartition des élèves entre les écoles selon leurs caractéristiques académiques et socio-économiques ». Cela induit une hiérarchisation entre les différentes écoles. Celles qui se trouvent bien positionnées cherchent à maintenir leur position en écartant les élèves désavantagés sur les plans socio-économiques et académiques. En conséquence, les établissements positionnés au bas de la hiérarchie deviennent les points de chute de ces élèves qu’aucune autre école ne souhaite accueillir. Tout cela conduit notamment à la spécialisation des écoles, avec un impact important sur la manière dont elles vont se positionner au sein du quasi-marché scolaire. Or, en fonction de ce positionnement sont développées des approches spécifiques en termes de gestion de la diversité culturelle. Ainsi, des facteurs structurels ou systémiques ont des impacts indirects en termes de discriminations vis-à-vis des jeunes minorisés.

Ces facteurs structurels ont également des impacts d’un point de vue institutionnel. Ainsi, le baromètre met en avant le fait que la structuration du système éducatif belge en orientations précoces en cascades a des répercussions au niveau des décisions prises dans les conseils de classe : « les décisions d’orientation au sein des conseils de classe des écoles bien positionnées dans le champ scolaire tant sur le plan du nombre d’élèves (leur capital économique) que sur les plans socio-économique et académique (leur capital culturel) reconduisent à leur échelle cette structure d’enseignement en cascades et la structure des inégalités sociales qui lui est liée »[5].

Il ne s’agit pas ici de synthétiser ce baromètre qu’on vous invite à aller lire. Mais plutôt de montrer brièvement qu’ici aussi, des facteurs structurels, institutionnels interagissent avec la dimension individuelle. Les attitudes des acteurs du système scolaire (enseignant.es, direction, ...) sont ainsi certainement influencées par leur méconnaissance[6] et leurs stéréotypes, mais elles sont également partiellement le produit des stratégies mises en place par les écoles, lesquelles s’inscrivent dans le fonctionnement général du système éducatif (de la Fédération Wallonie-Bruxelles dans ce cas-ci). Ainsi, à titre d’illustration, un établissement bien placé sur le marché scolaire verra ses acteurs institutionnels insister davantage sur une « une conception méritocratique de la justice scolaire, ainsi qu’une conception plus assimilationniste ». Ils reproduisent donc dans leurs pratiques quotidiennes le fonctionnement du système scolaire qu’ils ont intériorisé.

Les discriminations racistes, qu’il s’agisse des domaines du logement, de l’emploi, de l’enseignement, de la justice, des violences policières etc..., sont loin de reposer uniquement sur les stéréotypes racistes individuels mais touchent à la question du racisme institutionnel. Alors que l’antiracisme en Belgique francophone semble principalement concevoir la lutte en mettant l’accent sur l’identité, les préjugés et la culture – et donc sur la dimension individuelle –, il importe d’insister davantage sur les inégalités structurelles en prenant en compte les différentes dimensions.

 


[1] SALA PALA V. (2005), « Le racisme institutionnel dans la politique du logement social ». Sciences de la Société, Presses universitaires du Midi, 2005, pp.87-102

[2] SALA PALA V. (2005).

[3] SALA PALA, V., (2007), “La politique du logement social est-elle raciste ? L’exemple marseillais”, Faire Savoirs, n° 6, mai 2007, p. 28).

4 UNIA, Baromètre de la diversité – Enseignement, 2018. L’étude est disponible à l’adresse suivante https://www.unia.be/files/Documenten/Publicaties_docs/1210_UNIA_Barometer_2017_-_FR_AS.pdf 

[5] UNIA, Baromètre de la diversité – Enseignement, p. 86.

[6] Par exemple, il s’avère que « dans les dispositifs d’accueil des élèves primo-arrivants, les enseignants sont peu informés quant aux statuts de séjour de leurs élèves et méconnaissent les difficultés relatives à leur situation migratoire, y compris l’impact que cela peut exercer sur leurs expérience et parcours scolaire ».

  

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