Les Belges de l’étranger : instrumentalisés plus que mobilisés

Rédigé le 26 juin 2018 par : Edgar Szoc

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Le risque est grand, pour qui s’intéresse à la question de l’importation des conflits, de sombrer dans une forme d’exotisme involontaire consistant à voir la Belgique s’imprégner de réalités conflictuelles qui lui sont entièrement étrangères – qu’attesterait par exemple la manière dont l’AKP, le parti de Recep Tayyp Erdogan mènerait campagne dans certains quartiers des grandes villes belges.

C’est pour éviter de céder à cette tentation qu’il nous a paru utile dans le cadre de ce dossier de s’intéresser au rôle des « expatriés belges » dans l’entretien ou la résolution du conflit communautaire belge, ou plutôt à la manière dont ce rôle a fait l’objet de fantasmes politiques alimentant le feu communautaire.

Considérer la Belgique comme une terre d’immigration, c’est oublier que depuis les années 1970, la Belgique fait preuve d’un dynamisme croissant en termes d’émigration. À titre d’exemple, plus de 45 000 nationaux ont quitté le pays en 2009 alors qu’ils n’étaient que 10 000 à le faire quarante ans plus tôt Au XXIe siècle, on observe également des variations sensibles dans le taux d’émigration selon que les émigrés proviennent de Bruxelles (11/1000), Wallonie (5,7/1000) ou Flandre (3,37/1000). Ces données indiquent que la population belge francophone à l’étranger a grandi nettement plus rapidement que la population flamande[1]. D’après les estimations des Nations Unies, ce sont désormais plus de 530 000 Belges – entendus comme personnes nées en Belgique – qui résident à l’étranger alors même qu’ils n’étaient que 360 000 en 1990[2]. Ramenés à l’échelle de la population belge et aux fragiles équilibres de son jeu politique, ces chiffres sont donc loin d’être insignifiants. Rien d’étonnant donc à ce qu’ils aient fait l’objet de nombreuses attentions au cours des dernières décennies – même si ce fut parfois à leur corps défendant.

Une participation électorale récente

Au sens strictement électoral du terme, cette population importante n’a pourtant absolument pas compté jusqu’en 2003. La question du droit de vote à distance des Belges résidant à l’étranger n’a en effet constitué qu’un enjeu politique marginal au cours des 150 premières années de l’État belge : jusqu’en 2002, cette participation était soumise au code électoral de 1831 qui imposait qu’un électeur belge devait résider officiellement dans une commune en Belgique[3]. Si les libéraux ont essayé à quelques reprises de lever cette restriction, persuadés que la composition sociale des belges « expatriés » leur était électoralement favorable, aucune de leur proposition n’aboutit avant le début du XXIe siècle.

C’est le traité de Maastricht et l’obligation qu’il fait à chaque membre de l’UE d’octroyer le droit de participation aux élections locales à tout ressortissant de l’UE qui ouvre une fenêtre d’opportunité pour modifier le code électoral de manière plus profonde que ce qu’exigeait la simple transposition des exigences du Traité. En a découlé notamment la loi du 7 mars 2002, qui réforme le droit de vote à distance des expatriés sur deux points essentiels : « D’une part, les émigrés belges peuvent désormais exercer leur droit de vote à distance par courrier postal, en se déplaçant en personne au consulat ou à l’ambassade, par procuration ou en Belgique le jour du vote. D’autre part, avec cette réforme, les Belges de l’étranger se sont vus reconnaître le droit de choisir la circonscription électorale dans laquelle leur vote sera comptabilisé. Pour ce faire, ils doivent indiquer le nom de la municipalité belge de leur choix au moment de l’enregistrement en tant qu’électeur[4]. » Cette deuxième disposition déplaît fortement à de nombreux élus flamands qui y voient la possibilité pour des francophones de s’inscrire « artificiellement » dans la circonscription de Bruxelles-Hal-Vilvorde à des fins stratégiques, et d’en modifier les équilibres démographiques et électoraux en votant pour des candidats francophones bruxellois[5]. La scission de l’arrondissement mettra d’ailleurs un terme à cette possibilité.

La question du transnationalisme politique se trouve donc au cœur de l’agenda politique belge – au point de provoquer une période historiquement exceptionnelle d’absence de gouvernement fédéral – sans que le terme ne soit jamais utilisé, ni que les personnes concernées au premier chef n’en soient particulièrement conscientes !

Le transnationalisme des Belges comme réimportation ?

C’est qu’il s’agit en quelque sorte d’une réimportation au cœur de la scène politique belge d’enjeux concernant les Belges de l’étranger – enjeux pour lesquels les principaux concernés se mobilisent très peu : « En ce qui concerne la participation politique dans le pays d’origine, la population belge expatriée est traditionnellement considérée comme apathique. Ce désintérêt semble d’ailleurs confirmé par le fait que les expatriés sont eux-mêmes faiblement structurés à l’étranger (comme en atteste le nombre très limité d’associations belges à l’étranger) et n’ont qu’à de rares occasions cherché à se faire entendre sur la scène politique[6]. » Quels que soient les registres traditionnels du transnationalisme politique (soutien aux campagnes électorales des partis du pays d’origine, investissement dans des activités de co-développement ou pression exercée sur les autorités du pays d’accueil dans le but d’obtenir une modification de sa politique étrangère à l’égard du pays d’origine), les communautés belges de l’étranger ne semblent pas caractérisées par un activisme important. Mais à défaut de se constituer comme sujets politiques, elles sont, on l’a vu, un des lieux de cristallisation des tensions communautaires et l’objet de fantasmes et d’appréhensions.

D’après Jean-Michel Lafleur, cette dimension top-down constitue même une des dimensions spécifiques du transnationalisme politique  belge : là où le droit de vote des nationaux vivant à l’étranger constitue dans la plupart des cas le résultat d’une mobilisation de ces derniers, la Belgique se distingue par cette absence de mobilisation et par le fait d’avoir instrumentalisé cette questions à des fins de politique intérieure (scission de Bruxelles-Hal-Vilvorde, droits des francophones de la périphérie, etc.) : « On peut donc légitimement conclure qu’en Belgique le projet de construction de la nation flamande et la résistance, qui lui a été opposée par les élites francophones, ont quasiment imposé à la diaspora la reproduction des divisions ethno-linguistiques qui caractérisent la politique nationale[7]. »

Le caractère quelque peu paradoxal du transnationalisme politique belge qu’on pourrait caractériser comme une exacerbation des tensions intérieures par instrumentalisation des Belges de l’étranger montre à quel point les formes que peuvent revêtir les pratiques politiques transnationales sont nombreuses – et parfois imprévues. À défaut d’exporter son conflit linguistique – aucune recherche n’en atteste en tout cas – la société belge est en revanche parvenue à le réimporter en transformant un enjeu qui paraissait strictement limité aux droits électoraux et politiques en une pomme de discorde supplémentaire alimentant le feu des tensions communautaires.

 

 


[1] Jean-Michel Lafleur, « La participation politique transnationale des Belges expatriés : un cas d’exportation des divisions ethniques ? », Revue européenne des migrations internationales, vol. 29, n°2, 2013. Disponible sur : http://journals.openedition.org/remi/6432#bodyftn5.

[2] Les données quinquennales (de 1990 à 2015) pour les différents pays du monde sont accessibles dans la base de données statistique de l’ONU. Disponible ici : http://www.un.org/en/development/desa/population/migration/data/estimates2/estimates15.shtml.

[3] Jean-Michel Lafleur, op. cit.

[4] Ibidem.

[5] Si le Conseil d’État a validé cette crainte en relevant l’inégalité entre Belges de l’intérieur et expatriés quant à la possibilité ou non de choisir sa circonscription électorale, les résultats électoraux et les observations de terrain ne semblent en revanche pas l’avoir confirmée. Voir Jean-Michel Lafleur, op cit.

[6] Ibidem.

[7] Ibidem. 

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