Les diasporas : de la tragédie au concept

Rédigé le 14 juin 2018 par : Edgar Szoc

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Naguère réservée à quelques rares peuples (Juifs, Arméniens, et plus tard Indiens et Chinois), l’utilisation du terme « diaspora » dans les sciences sociales s’est considérablement étendue au cours du dernier quart de siècle. Mais cette extension n’est pas toujours allée de pair avec une conceptualisation rigoureuse de la notion.

Derrière l’usage omniprésent du terme, se cachent pourtant, sinon des controverses théoriques explicites, du moins des divergences dans les définitions qui sont loin d’être uniquement cosmétiques. Son origine remonte au grec ancien : il y signifie « dispersion » ou « dissémination ». À l'origine, le terme ne désignait que le phénomène de dispersion proprement dit. Par métonymie, il recouvre également le résultat de cette dispersion, c'est-à-dire l'ensemble des membres d'une communauté dispersés dans plusieurs pays. Les premières diasporas recensées remontent à l'Antiquité : ainsi la diaspora phocéenne (de la cité de Phocée) fonda Massalia (Marseille) vers -600 (future Marseille).

Généralisation et classement

En français, le terme a d'abord servi à caractériser l’expérience spécifique du peuple juif. C'est d'ailleurs probablement la connotation tragique qui lui est associée qui explique le temps mis à en généraliser l'usage. Insistant sur la nécessité d’affranchir de l’expérience juive et du modèle « catastrophique » dans la conceptualisation du phénomène diasporique, Robin Cohen revendique la possibilité d’appliquer le terme « diaspora » à toute une série de situations migratoires différentes.  Dans un travail pionnier, il s’attèle à classer les diasporas en cinq catégories distinguées par un adjectif qualificatif qui vient les spécifier : victimes (Juifs, Arméniens et Africains), laborieuses (Indiens), impériales (Britanniques), commerciales (Chinois et Libanais) et enfin culturelles (Caraïbes)[1].

Au-delà ces différences, les différents phénomènes diasporiques repérés par Cohen présentent une série de caractéristiques communes que Stéphane Dufoix résume comme suit :  1) dispersion souvent traumatique sur au moins deux territoires étrangers ou 2) expansion territoriale dans un but de conquête, de travail ou de commerce ; 3) existence d’une mémoire collective du pays d’origine ; 4) idéalisation du pays natal et engagement collectif envers son maintien ou sa création ; 5) développement d’un mouvement de retour collectivement approuvé ; 6) forte conscience ethnique de groupe ; 7) rapport conflictuel avec les sociétés d’accueil ; 8) empathie et solidarité avec les membres du groupe ethnique installés sur d’autres territoires ; et 9) la possibilité de développer un sens créatif dans des pays tolérants[2].

Comme tout champ d’études naissant, le transnationalisme est encore marqué par des controverses quant à la définition de ses objets centraux – en l’occurrence « diaspora ». Ainsi, d’après Gabriel Sheffer, le terme « diaspora » peut s’employer quand les « communautés » présentent les éléments objectifs suivants : elles sont des entités politiques et sociales transnationales ; elles résultent d’une migration volontaire ou contrainte vers un ou plusieurs pays d’accueil ; leurs membres résident de façon permanente dans les pays d’accueil ; elles y constituent des minorités ; elles témoignent d’une identité ethnique explicite ; elles créent et maintiennent des organisations communautaires conséquentes ; elles font preuve de solidarité avec d’autres membres de la communauté et donc une certaine cohérence culturelle et sociale ; elles mettent en œuvre, par l’intermédiaire des organisations communautaires, des activités culturelles, sociales, politiques et économiques ; elles maintiennent des échanges culturels, sociaux, politiques et économiques avec le pays d’origine, que ce dernier soit un Etat ou une communauté sur un territoire considéré comme leur patrie ; elles créent des réseaux transnationaux pour faciliter l’échange de ressources significatives avec la patrie ou avec d’autres communautés dans d’autres pays d’accueil ; enfin, elles possèdent un potentiel de coopération ou de conflit avec le pays d’accueil et le pays d’origine[3].

Trois illusions

Outre les désaccords qui animent la recherche quant à la circonscription exacte de son objet, d’après Stéphane Dufoix, trois illusions marquent trop souvent l’étude des phénomènes diasporiques par les sciences sociales[4] :

  • l’illusion de la substance : elle consiste pour reprendre la formule de Wittgenstein à « trouver une substance correspondant au substantif ». Puisque le terme « diaspora » existe, il doit nécessairement renvoyer à un phénomène aisément repérable dans le réel, au-delà de la pluralité des situations qui y renvoient.

  • L’illusion communautaire : elle consiste à considérer qu’une diaspora correspond à l’ensemble des membres de la population considérée sans tenir compte des modalités très variables d’identification (ou de non identification) des dits membres de cette diaspora à cette communauté à laquelle les études diasporiques l’assignent. Cette « illusion » est probablement celle qu’il importe le plus de remettre en question au moment d’analyser la manière dont les tensions propres aux sociétés d’origine sont réélaborées dans les sociétés d’arrivée. Cette analyse possède en effet le mérite de dissoudre l’imaginaire d’une communauté diasporique homogène et unifiée.

  • L’illusion fixiste : largement inspirée du paradigme de l’histoire juive, elle suppose une espèce de permanence anhistorique des communautés transnationales à travers les générations et les siècles et amène à négliger les phénomènes d’hybridation et de recomposition propre aux phénomènes diasporiques.

Une nouveauté toute relative

Si le transnationalisme politique, conçu comme l'analyse des mobilisations politiques des diasporas constitue un objet d’études relativement neuf, il serait faux d’en déduire que le phénomène l’est également. Pour ne prendre que des exemples des deux siècles derniers, Garibaldi, Lénine, Gandhi et Hô Chi Minh ont chacun pensé leur projet politique et agi en faveur de sa mise en œuvre pendant de longues périodes passées à l’étranger, sans que le besoin ne se soit fait sentir à l’époque de désigner d’un terme spécifique ce transnationalisme qui ne disait pas encore son nom.

Comme le fait remarquer Brigitte Beauzamy, « la littérature examinant le rôle des diasporas dans les conflits communautaires est souvent pessimiste, car elle tend à analyser principalement la manière dont les diasporas entretiennent les conflits à distance[5] ». On leur assigne souvent un rôle de frein dans la dynamique de résolution des conflits dans la mesure où leur identité d’origine serait figée et de plus en plus déphasée par rapport aux évolutions des sociétés qu’ils ont quittées. Qui plus est, le caractère figé de cette identité peut se voir renforcé par le fait d’un traumatisme ayant provoqué le départ. ­L’ensemble de ces éléments explique que lorsqu’il est question du rôle des diasporas dans les conflits marquant leur pays d’émigration, c’est le plus souvent le lexique du simplisme, du caractère manipulable ou de la radicalité rendue possible par une « distance confortable[6] » qui est utilisé. Il est à noter que des exceptions existent pourtant comme le rôle positif reconnu à la communauté irlandaise installée aux Etats-Unis dans la résolution du conflit en Irlande du Nord. De plus, la dynamique même du transnationalisme, dans la mesure où elle sape le principe de territorialité sur lequel se fondent les États-nations, hybride les identités et métisse les références s’avère tout autant à même de réduire la portée de certains conflits (en relativisant l’attachement à un territoire) que

Plus de pouvoir mais à quelle(s) fin(s) ?

Comme l’écrit Brigitte Beauzamy, « Le phénomène multidimensionnel de la mondialisation renforce la capacité d’action des diasporas dans les conflits en les consolidant comme actrices économiques, politiques et culturelles, mais ne nous dit rien sur l’orientation de cette capacité d’action vis-à-vis du conflit[7] ». C’est en ce sens notamment que les sociétés d’accueil ne peuvent se considérer comme les réceptacles d’enjeux qui les dépassent et qui seraient tout simplement importés en même temps que des populations nouvelles : l’accueil de ces populations, l’hybridation de leurs identités – qui les fera se sentir pleinement citoyennes ici sans que cette citoyenneté n’implique de renoncer à leurs origines – favorisera l’éclosion d’un transnationalisme ouvert, optimiste et triplement avantageux : pour les sociétés d'origine, pour les sociétés d'accueil et pour les diasporas elles-mêmes.

 


[1] Robin Cohen, GlobalDiasporas, Londres, UCL Press, 1997

[2] Stéphane Dufoix, « Chronique bibliographique : l'objet diaspora en questions », Cultures & Conflits, n° 33-34, printemps-été 1999.

[3] Gabriel Sheffer, « A new field of study : modern diasporas in international politics », Modern Diasporas in International Politics, G. Sheffer éd., Londres, Croom Helm, 1986.

[4] Stéphane Dufoix, op. cit.

[5] Brigitte Beauzamy, « Les diasporas dans les conflits à l’épreuve des études sur la mondialisation », Tracés. Revue de Sciences humaines, n°23, 2012.

[6] Ibidem.

[7] Brigitte Beauzamy, op. cit. 

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