Les métis, ces enfants de nos anciennes colonies

Rédigé le 21 décembre 2011 par : Annabel Maisin

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Qui est donc cette « demi-tante » qu’on laisse toujours en retrait ? De quelle rencontre est-elle née ? Pourquoi son père et son oncle sont-ils mal à l’aise face à ses questions ? « Bons baisers de la colonie » est le résultat de la curiosité et de la détermination de Nathalie Borgers, la réalisatrice, à découvrir le « tabou » qui se cache derrière l’histoire de la sœur métis de son père, Suzanne. Elle retourne, à travers ce documentaire, sur les traces de son passé familial et met en lumière une tranche souvent oubliée – et pourtant encore bien réelle – de l’aventure coloniale belge au Congo : les nombreux métis, nés d’un colon belge et d’une femme africaine.

Les 50 ans de l’Indépendance des trois pays africains des Grands Lacs, la RDCongo en 2010, le Rwanda et le Burundi en 2012, sont l’occasion, pour BePax, de se replonger dans l’histoire coloniale belge et ce qui continue à lier, aujourd’hui, la Belgique et ces trois pays. Le travail effectué par notre Commission « diaspora » et certaines rencontres avec des membres nous ont également amenés à nous pencher sur ce sujet dernièrement, et notamment sur une face encore bien vivante de l’entreprise coloniale belge : les populations métisses.

L’opportunité nous a été offerte de prolonger cette réflexion sur le métissage lors d’un débat que nous avons organisé en octobre dernier suite à la projection du dernier documentaire de la réalisatrice belge Nathalie Borgers intitulé « Bons baisers de la colonie », dans le cadre du Festival International du Film Francophone (FIFF) à Namur. BePax animait cette projection-débat à destination des membres de l’Université des Aînés de Namur (UDA). Elle a suscité bien des souvenirs et des commentaires de la part de ce public, mais également de nombreuses réactions de la part des jeunes présents dans la salle.

Il faut dire que le métissage fait aujourd’hui partie intégrante de notre société et touche, d’une manière ou d’une autre, chacun d’entre nous. Toutefois, nous ne sommes pas tous concernés et interpellés de manière identique. En effet, l’image et la place des métis dans la société ainsi que le concept de métissage ont fortement évolué au cours du temps : de la naissance de la notion de métissage au XIXe siècle pour décrire un mélange des sangs, du point de vue racial, on en est arrivé aujourd’hui à un concept qui « désigne quelque chose comme le libre mélange des genres, sur fond de mélange des couleurs de peau »[1].

 « Bons baisers de la colonie », une voix parmi tant d’autres

Née au Rwanda en 1926, Suzanne a quatre ans lorsque son père, Léon Borgers, l’emmène en Belgique. Il s’est entretemps marié à une jeune belge (avec qui il aura plus tard deux autres enfants) qui ne souhaite pas vraiment la présence de cette « mulâtresse » dans sa famille. Suzanne est principalement élevée par une grand-tante et des sœurs dans un pensionnat. À l’âge de 18 ans, la jeune fille est carrément rejetée de la maison familiale ; sa belle-mère a demandé à Léon de choisir entre Suzanne et elle. Il émancipe donc sa fille mais continue à la voir de temps à autre. Suzanne devient infirmière, elle se marie et a deux enfants. Elle ne connaît à ce moment-là presque rien de ses origines : son père est toujours resté très évasif sur son histoire ; elle sait juste que sa mère est décédée peu après sa naissance. Il l’informe également du nom du village où elle serait née. Il s’avèrera que celui-ci n’existe pas. Son père lui a menti, sans doute pour qu’elle ne découvre jamais la vérité. Pourtant, à 45 ans, une association rwandaise la contacte et lui apprend cette vérité : sa mère est toujours en vie et la recherche depuis des années. Suzanne n’y croit pas. Ou elle ne veut plutôt pas y croire. Sa vie est en Belgique maintenant. La colère contre son père l’envahit. En vain puisqu’il est décédé quelques années auparavant. Sa propre fille, Annick, décide de partir à la rencontre de sa famille rwandaise qui l’accueillera à bras ouverts. Elle y passera trois semaines. Elle sera notamment reçue par Jacques, l’un des autres enfants nés de la rencontre entre Léon et cette femme rwandaise. Ils seront trois au total, avec Jean décédé à l’adolescence. Tous les questionnements enfouis depuis des années resurgissent alors. Qui était vraiment son père ? Pourquoi l’a-t-il ramenée elle et pas ses frères ? Pour quelles raisons a-t-il décidé d’appeler ses deux fils en Belgique (dont le père de Nathalie) Jacques et Jean, comme ses deux garçons laissés au Rwanda ? Par culpabilité ? En leur souvenir ? Les questions sont nombreuses. Elles resteront sans réponse après le suicide de sa fille Annick. Suzanne décide, en effet, de tirer un trait sur son passé… jusqu'à l’arrivée de Nathalie qui cherche à comprendre l’histoire de sa tante, de son grand-père, toutes ces pièces manquantes en Belgique et en Afrique. Nathalie, dans son « enquête », rencontre Jacques au Rwanda et trouve, grâce au récit de ce dernier et à des recherches sur le contexte historique de l’entreprise coloniale, quelques réponses pour compléter un peu le puzzle de la vie de Suzanne.

Les métis, ces enfants de la colonie

Suzanne fait partie des 12 000 « mulâtres », appelés aujourd’hui métis, que comptait le Congo à son indépendance[2]. Le terme utilisé témoigne bien de la considération qu’on éprouvait à leur égard : « mulâtre » vient de l’espagnol « mulato », littéralement « un semblant de mulet », une version humaine du bâtard du cheval (sous-entendu l’Européen blanc) et de l’ânesse (renvoyant à l’esclave noire), comme l’explique Lissia Jeurissen[3].

Une bonne partie de ces enfants sont nés des relations de concubinage qu’entretenaient les jeunes colons blancs envoyés par la Belgique avec de jeunes femmes indigènes, soit pour pallier leur solitude sexuelle et affective, soit parce que certains chefs indigènes offraient eux-mêmes des jeunes filles aux Européens de passage. Ces relations ou mariages coutumiers duraient souvent le temps de leur affectation. Ensuite, deux solutions s’offraient au père : laisser l’ (les) enfant(s) en Afrique ou le(s) ramener en Belgique, comme Suzanne, « métisse sauvée d’un destin de nègre » par son père. Au Congo, au Rwanda ou au Burundi, la prostitution guettait les filles métisses. Les garçons, en revanche, avaient davantage de possibilités de mieux s’en sortir. Léon Borgers a donc décidé de laisser ses fils à son épouse rwandaise et d’emmener Suzanne pour la protéger et lui offrir une vie « meilleure ». Le geste de Léon était plutôt rare à l’époque. Malheureusement, il a été terni par les mensonges. La plupart des métis ayant connu le même sort que Suzanne ont pris racine en Belgique et y ont construit une vie acceptable, bien que parsemée de questionnements identitaires, d’un manque de repères et de difficultés liées à leur reconnaissance dans la société belge.

Une grande majorité des métis abandonnés en Afrique ont, quant à eux, connu un sort encore plus douloureux. En plus d’être laissés par leur père, ces jeunes ont ensuite été assimilés à des enfants abandonnés et retirés à leur famille africaine par l’autorité coloniale, afin de les placer dans des internats et colonies scolaires tenus par des missionnaires. Ils étaient ainsi répertoriés et « sous contrôle ». Ils soulevaient, en effet, au début de la colonisation, la méfiance du pouvoir politique. Placés dans les missions, ils étaient ainsi soustraits au milieu indigène et éduqués par nos soins. Ils y recevaient des avantages que les Noirs ne connaissaient pas (nourriture, confort, etc.). Les missionnaires espéraient aussi les christianiser plus rapidement ou en faire une main d’œuvre plus qualifiée.

Identité(s) et reconnaissance

Qu’ils aient grandi et qu’ils vivent actuellement en Afrique centrale ou en Belgique, les métis nés de la rencontre belgo-congolaise doivent faire face, aujourd’hui encore, à de nombreuses difficultés et souffrances, intérieures comme extérieures.

L’histoire de Suzanne en illustre beaucoup d’autres et ses questionnements résonnent dans la tête de nombreux métis. Les premiers sont directement liés à l’identité personnelle et familiale. Comment peut-on savoir qui l’on est quand on ne sait pas d’où l’on vient ? Où trouver des repères pour se construire une identité lorsque les racines sont trop profondément enfouies ou carrément amputées ? Déjà en recherche de pièces manquantes, les métis doivent en plus composer avec une origine double ; ils vivent dans « un entre-deux racial déchiré par les paradoxes du plus ou moins noir ou du plus ou moins blanc dans une société fondée sur la barrière de couleur »[4].

La gestion de ces deux facettes est complexe et douloureuse : pas tout à fait d’ici, pas vraiment de là-bas, ils sont souvent rejetés et/ou sujets à la discrimination. Le monde « extérieur » ne les aide donc pas à trouver un équilibre interne. Leur position intermédiaire est faussement perçue comme un atout ; ils ne sont pas mieux compris et ne bénéficient pas de « facilités » des deux côtés. Au contraire. D’un côté comme de l’autre, on leur reproche d’appartenir aussi à un autre « camp ». Les métis belgo-congolais/rwandais/burundais sont souvent stigmatisés par l’opinion générale comme individus « entre deux », et non comme des êtres incarnant la « parfaite » conciliation entre deux individus différents par leur origine, leur culture, leur langue, leur couleur de peau, telle que nous le reflètent la publicité, le marketing ou encore l’art. Cette non-reconnaissance amène donc à une forte exclusion sociale des métis dans la vie quotidienne (emploi, logement, etc.) et, par conséquent, une grande difficulté, pour certains, à trouver leur place dans la société et le rôle qu’ils pourraient y jouer.

Écouter et valoriser le métissage et la diversité

Ces difficultés et traumatismes que connaissent les métis, nés d’une relation entre un colon belge et une femme africaine, nous rappellent que le passage de la Belgique en Afrique centrale a laissé de nombreuses traces qu’on a parfois tendance à oublier. La Belgique a une responsabilité à assumer : reconnaître l’existence de tous ces métis et leur offrir une place et un espace de parole dans notre société. Des témoignages comme celui de Suzanne sont essentiels pour deux raisons majeures[5] : premièrement, ils permettent d’éviter que cette page importante de l’histoire belge ne soit perçue comme une simple anecdote. Les souffrances engendrées sont trop importantes pour lui laisser ce statut. Et deuxièmement, la diffusion de ces récits permettra peut-être à certains métis, en quête d’une harmonie intérieure, de comprendre une partie de leur histoire, de situer l’origine de certains de leurs tourments, de trouver des réponses à certains questionnements ou de se sentir moins seuls. Ces témoignages permettront certainement à leurs descendants de retrouver les chaînons manquants de leur arbre généalogique physique et affectif. Nous voyons aussi une troisième raison qui motive notre travail quotidien à BePax : c’est en allant à la rencontre de l’autre et en le connaissant, à travers son histoire, sa culture, sa religion ou encore ses origines, que nous pouvons le comprendre et l’accepter. Nos différentes commissions, et en premier lieu la commission « diaspora », va donc poursuivre son travail de réflexion sur la question des identités et va notamment le partager au niveau local avec les différentes communautés africaines.

Pour terminer, nous voudrions rappeler que l’histoire et les questions soulevées ici ne concernent pas uniquement les métis nés de l’entreprise coloniale, mais font également écho au quotidien de nombreux métis de par le monde, ainsi qu’à celui de toutes les personnes issues d’origines mixtes ou de minorités. La société de demain sera encore plus multiculturelle et diversifiée qu’aujourd’hui, c’est le résultat d’une mondialisation incessante. À nous de tout mettre en œuvre pour que ces interférences socio-culturelles deviennent de vraies rencontres et que les citoyens fassent le pas d’une société multiculturelle à une société interculturelle où les individus, aussi différents et métissés qu’ils soient, seront juste considérés comme des êtres humains…

 


[1] « Branchements : penser le métissage autrement. Entretien d’Ayoko Mensah avec Jean-Loup Amselle », Africultures, disponible sur http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=3760

[2] Braeckman Colette, « Congo retro : les métis, ces enfants oubliés de la Belgique », Le carnet de Colette Braeckman, 29 avril 2010, disponible sur http://blog.lesoir.be/colette-braeckman/2010/04/29/les-metis-ces-enfants-oublies-de-la-belgique

[3] Jeurissen Lissia, « Métis : le retour des vieux démons coloniaux », Politique. Revue de débats, n°65, juin 2010, disponible sur http://politique.eu.org/spip.php?article1111

[4] Jeurissen Lissia, « Métis : le retour des vieux démons coloniaux », Politique. Revue de débats, n°65, juin 2010, disponible sur http://politique.eu.org/spip.php?article1111

[5] Ce sont ces deux raisons qui ont poussé Assumani Budagwa à approfondir la question des métis et à se lancer dans la rédaction d’une étude intitulée « Le triste sort des métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi (1908-1960) » qui sera publiée prochainement. 

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