Les musées : berceaux de la domination culturelle blanche

Rédigé le 16 novembre 2021 par : Katia Mesbah

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Le monde qui nous est offert aujourd’hui n’est pas simple à déconstruire car des valeurs, des idées et des modes de vie ont envahi les imaginaires depuis des siècles maintenant et y sont profondément ancrés. Nous nous trouvons dans une réalité postcoloniale qui appelle à l’analyse des conséquences directes de la colonisation, notamment dans le secteur culturel.

Plusieurs questionnements ébranlent ainsi les institutions muséales. Les pratiques comme les modes de collecte et d’acquisition, la scénographie ainsi que l’administration des musées font l’objet de profondes remises en question. Les discours d’autorité tenus par les ethnologues, les anthropologues et les historien·nes de l’art échappent difficilement aux critiques également, car les personnes dont la culture et l’histoire sont exposées souhaitent être de plus en plus impliqués dans leur propre narration.

Réduire les musées à des temples et des sanctuaires froids où se fait notre éducation esthétique, c’est leur enlever toute portée politique, car ils sont d’importants instruments stratégiques de pouvoir au niveau national, voire de « soft power » au niveau international[1].  Petits ou grands, connus internationalement ou localement, le rôle des musées est « essentiel dans la construction d’une parole », comme l’affirme l'anthropologue Paul Rasse, spécialiste en muséologie[2]. Ainsi, les musées définissent d'une part ce dont on parle et ce qui est important et d'autre part ce qui doit être laissé en marge de la société. Les musées ont donc une forte influence sur la façon dont le pouvoir est distribué dans la société, ils font partie du circuit de la culture qui détermine qui appartient à une société et qui n'y appartient pas en définissant les frontières des différentes identités[3].

Depuis la création du premier musée public au 17ème siècle, l’Europe, en pensant qu’il n’y a qu’elle qui est capable d’apporter, se ferme souvent à l’idée de recevoir. Elle décide seule de ce qui doit être admis ou exclu de ses musées qu’elle érige en « haut lieu culturel ». Elle hiérarchise les œuvres d’art et juge de leur « excellence » ou non. Elle établit ainsi un rapport de pouvoir que la dimension culturelle et l’expérience de l’esthétique (« l’art pour l’art ») cherchent souvent tant bien que mal à faire oublier. De plus, à force de mettre en avant l’aspect « purement culturel » et esthétique de ce qui est exposé, les musées occidentaux effacent ce qui est avant tout une question politique et économique. Les choix muséologiques et architecturaux qui sont faits dans la plupart des musées conduisent également à un danger : celui de tomber dans cette esthétique du spectacle, où la complexité et la nuance sont quasiment effacées et où l’absence de contextualisation conduit à une vision partielle et dépolitisée de l’histoire[4].

En 2019, le Conseil International des Musées (ICOM) propose une nouvelle définition des musées car selon Jette Sandahl, qui était alors présidente du comité permanent de l’ICOM, l’ancienne définition «ne parle pas le langage du XXIe siècle ». Elle ajoute : « La définition du musée doit être historicisée, contextualisée, dénaturalisée et décolonialisée »[5]. Voici ce que cette nouvelle définition énonce :

« Les musées sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. Reconnaissant et abordant les conflits et les défis du présent, ils sont les dé­positaires d’artefacts et de spécimens pour la société. Ils sauvegardent des mémoires diverses pour les générations futures et garantissent l’égalité des droits et l’égalité d’accès au patrimoine pour tous les peuples. Les musées n’ont pas de but lucratif. Ils sont participatifs et transparents, et travaillent en collaboration active avec et pour les diverses communautés afin de collecter, préserver, étudier, interpréter, exposer et améliorer les compréhensions du monde, dans le but de contribuer à la dignité humaine et à la justice sociale, à l’égalité mondiale et au bien-être planétaire »[6].

Cette première tentative de redéfinition est alors très controversée car jugée trop « idéologique », « politique », pas assez « neutre » ou encore « non représentative » et éloignée de la réalité, les critiques fusent en particulier dans les pays francophones chez les professionnel·les des musées et dans la presse. Le muséologue belge François Mairesse déclare qu’«il ne s’agit pas d’une définition, mais d’une déclaration de valeurs à la mode, beaucoup trop compliquée et en partie aberrante »[7]. Ces crispations seraient-elles le reflet de la peur de certain·es professionnel·les du musée d’évoluer vers un modèle moins occidental ? Vouloir minimiser et réduire le rôle du musée à sa collection puis à l’exposition et à la conservation de celle-ci est une stratégie qui vise à enlever son rôle profondément politique.

Résistance, déresponsabilisation et inertie des responsables

Nous avons échangé avec cinq professionnel·les et représentant·es des trois principales structures coupoles du secteur muséal francophone belge afin de comprendre où ils et elles se situent par rapport à la question de la « représentation des personnes racisées » dans leur milieu professionnel. Il en ressort que certain·es préfèrent ignorer la question de la décolonisation des musées pendant que d’autres tentent de se rassurer en se disant que seuls quelques musées sont concernés, plus précisément les « grandes structures » comme l’AfricaMuseum de Tervueren ou encore les Musées Royaux des Beaux-Arts (et encore, puisqu’il s’agit surtout d’un musée d’art, toujours selon ces personnes).

Alors que l’espace muséal est censé être un lieu de questionnements, plusieur·es de ses professionnel·les semblent aujourd’hui plein·es de certitudes. Avec un langage qu’ils et elles maitrisent, ils et elles nous expliquent à travers leurs discours que moralement ils et elles ne peuvent pas être contre le fait d’avoir plus de « diversité » ou de personnes racisées dans leurs équipes. Cependant, dans les faits, que ce soit dans les « petits » comme dans les « grands » musées, aucune responsabilité n’est prise à ce sujet puisque la question ne semble pas être une priorité ou, comme l’un d’entre eux nous l’a partagé, « ça demanderait trop d’efforts ». Il est vrai que les plus grandes structures prennent quelques initiatives pour diversifier leur personnel et leur contenu car leur visibilité les pousse à « rendre des comptes » en quelque sorte au public. Ces actions restent par ailleurs superficielles car aucun pouvoir décisionnel n’est donné aux personnes racisées, et les expositions où elles figurent, souvent de manière cloisonnée, sont organisées ponctuellement sans conduire à un réel investissement de la part des structures. Le danger est finalement d’utiliser les artistes racisé·es ou de recruter des personnes racisé·es dans le but de servir de vitrine lorsque ces institutions doivent prouver leur ouverture.

Diversité et sous-représentation des personnes racisées

Le terme « diversité » n’a pas de définition juridique et peut renvoyer à plusieurs réalités en fonction du contexte dans lequel il est utilisé. Affirmer que l’institution muséale manque de diversité c’est tomber dans le piège d’exclure les personnes blanches de cette diversité et les considérer ainsi comme la norme. Dans des cas spécifiques, notamment lorsque l’on parle de questions raciales, il pourrait être préférable de parler de représentation et de constater par-là que les personnes racisées sont clairement sous représentées dans les musées belges francophones.

Cette sous-représentation n’est pas due au hasard, puisque l’institution muséale est un système de représentation qui implique des choix précis, raconte une histoire, mobilise un imaginaire et véhicule donc un message. Par les choix qu’ils font dans les expositions permanentes et temporaires, les artistes qui sont mis en avant, les acquisitions et les personnes qui sont recrutées dans les postes clés, les musées suggèrent une manière de penser le monde et attirent donc un certain type de public à qui cela parle.

Plus explicitement, le financement des musées, son organisation et son administration se font par des blancs et leurs contenus sont donc souvent destinés à des publics blancs. Le public qui ne se sent pas représenté dans cette institution peut donc avoir des réticences à faire confiance au contenu qui est mis en avant et aux représentations et récits qui en émanent s’il considère que le regard est biaisé.

La sous-représentation des personnes racisées dans les musées trouve également ses racines au manque d’attrait que les filières d’histoire de l’art revêtent pour elles. Ceci n’est pas anodin, puisque l’histoire de l’art qui y est enseignée est blanche, masculine, bourgeoise et hétérocentrée[8].

Certes, malgré leur origine commune, les musées sont divers dans leurs formes, leurs thématiques, leurs visées, leurs lieux, leurs collections et présentent aujourd’hui peu de choses en commun, mais nous avons dépassé le temps où il suffisait au musée d’exposer ses œuvres pour penser que sa fonction était pleinement remplie. Il y a déjà un moment que la (non)fréquentation des musées est un élément majeur à prendre en compte. Cet aspect est important car il a une signification. Cela semble paradoxal que certain·es professionnel·les du musée aujourd’hui qui reconnaissent la nécessité d’attirer un public plus diversifié tout en refusant de remettre en question l'institution muséale dans ce qu’elle narre.

L’évaluation de la présence de personnes racisées dans son espace est inexistante. La question ne se pose pas dans cet espace d’entre soi blanc et ils souhaitent que cela reste ainsi.

En ce qui concerne les artistes mis en avant, la quantité reste insuffisante. Il suffit aussi de regarder la qualité c’est-à-dire quel budget leur est alloué, quels moyens sont mis à leur disposition en ce qui concerne la communication pour leur offrir plus de visibilité, pour constater qu’ils et elles ne sont pas valorisé·es.

Vers une décolonisation des musées ?

Décoloniser les musées c’est questionner le modèle actuel et désobéir à la logique qui le sous-tend depuis des siècles. De nouvelles possibilités s’offrent alors à nous et peuvent être envisagées en dehors du carcan eurocentré. Les institutions qui ne s’inscrivent pas dans le présent par leur offre culturelle et les questions qu’elles se posent risquent de désintéresser le public qui cherche dans l’art et la culture à réinterroger le monde et à trouver des réponses ou des pistes de réflexions.

Aujourd’hui, il est plus que nécessaire de désacraliser l’institution muséale et de décentrer son regard, afin de réinventer le musée au-delà de son universalisme étriqué. Il est également important de répondre aux exigences décoloniales et antiracistes pour la survie des musées même si cela implique de profonds chamboulements qui créent inconfort et malaise.

Enfin, il est nécessaire de préciser que décoloniser n’est pas une « obsession identitaire » car finalement, « l’identité-résistance n’est jamais qu’un stade d’attente de reconnaissance »[9]. Face à un public de plus en plus exigeant, il semble plus que jamais nécessaire de répondre aux interrogations complexes qui ébranlent le monde muséal et le mettent face à ses responsabilités.


[1] Valéry, Paul. « Le problème des musées », in Œuvres, Pièces sur l’art, t.I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1290-1293.

[2] « L’histoire de l’art doit faire l’histoire de ce que l’on ne voit pas », France Culture, 26/02/2018.

[3] Hall, S., Evans, J., & Nixon, S. (2013). Representation. London: SAGE.

[4] Thiesse Anne-Marie, « Des fictions créatrices : les identités nationales ». In : Romantisme, 2000.

[5] ICOM (2017). La révision de la définition du musée : un défi. https://icom.museum/fr/news/the-challenge-of-revising-the-museum-definition/

[6] ICOM (2019). L’ICOM annonce la définition alternative du musée qui sera soumise à un vote. https://icom.museum/fr/news/licom-annonce-la-definition-alternative-du-musee-qui-sera-soumise-a-un-vote/

[7] Allione, P. (2019). « Une nouvelle définition du mot "musée" fait polémique », https://arts.konbini.com/artcontemporain/nouvelle-definition-musee-polemique/.

[8] Desjardins, M-L (2020). Camille Morineau : « L’histoire de l’art ne peut plus être qu’un récit masculin, blanc et hétérosexuel. Artshebdomédias. https://www.artshebdomedias.com/article/camille-morineau-lhistoire-de-lart-ne-peut-plus-etre-quun-recit-masculin-blanc-et-heterosexuel/ 

[9]Jean Tardif, « Mondialisation et culture : un nouvel écosystème symbolique », La responsabilité collective dans la presse, 2008, p. 197-223.

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