Les quotas : entre émancipation et contrainte

Rédigé le 21 décembre 2017 par : Laetitia Werquin

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Objets de discussions et de tensions car ils mettent en évidence des phénomènes d’inégalité qui persistent au sein de nos sociétés démocratiques dites égalitaires, les quotas appliqués au genre ou à la protection des minorités ne font pas l’unanimité. Qu’est-ce qui légitime l’application de telles dispositions ?

Le quota, égalitaire ou égalisateur ?

L’imposition de quotas fait souvent l’objet de contestations. Nenad Stojanovic, politologue et chercheur à l’université de Lucerne, recense trois arguments contre l’application des quotas :

1) L’impact des quotas sur la démocratie représentative. L’auteur fait ici référence à l’argument du philosophe Will Kymlicka[1] ou à celui du professeur Jane Mansbridge[2] pour qui la logique des quotas encourage l’essentialisme. Dès lors, bien que Mansbridge se prononce favorable aux quotas pour améliorer l’égalité des genres, elle insiste pour qu’ils soient institués de manières flexibles et légitimées de façon la moins essentialiste possible[3]. Dans ce même ordre d’idée, le philosophe Will Kymlicka écrit que l’idée générale d’une représentation miroir est intenable[4]. S’il faut être noir pour représenter les noirs, l’idée même du concept de représentation ne tient plus.

2) L’influence sur la cohésion sociale. Par là, Stojanovic met en garde contre le fait de privilégier un aspect identitaire spécifique. Cette « faveur » renforcerait en effet le clivage « même/autre » alors que nos sociétés sont représentées par des identités collectives qui s’entremêlent.

3)  L’impact sur l’individu. Cet argument vise à traiter l’individu en tant que personne et non en tant que membre appartenant à une catégorie prédéfinie.

Ces trois arguments démontrent la complexité de la situation. En effet, si l’usage des quotas est à éviter dans une démocratie, il est néanmoins souhaitable que les institutions démocratiques reflètent la diversité de la société. Selon Stojanovic, il faut donc chercher des mécanismes informels, flexibles, indirects, implicites et limités dans le temps, qui permettent aux institutions politiques de refléter suffisamment la diversité de la société sans passer par des quotas formels, rigides, explicites et éternels.[5]

Les quotas appliqués aux minorités

Les quotas appliqués aux minorités, dits « quotas ethniques », ont existé tout au long de l’histoire. Cependant, ils n’ont pas toujours servi les minorités. Ainsi dans le domaine social et politique, les quotas ethniques ont aussi visé à limiter plutôt qu’à protéger. Certaines fonctions ou métiers ont donc été attribués à des « ethnies » spécifiques. Par exemple, les métiers tels que fossoyeur, chiffonnier ou prestidigitateur et autres métiers ambulants considérés comme peu honorables ont longtemps été réservés aux Roms en Europe orientale.

Impulsé par le gouvernement républicain de Richard Nixon à la fin des années ’60, le modèle américain de la discrimination positive (affirmative action) illustre un type de quotas appliqués à une minorité qui, pour promouvoir la diversité, rompt avec l’égalité formelle pour garantir l’effectivité réelle des droits[6]. Son objectif est de favoriser, par des politiques de traitement préférentiel, l'accès à l'emploi et l'admission dans les universités de certains groupes ayant fait l'objet dans le passé de pratiques discriminatoires. L’affirmative action veut ainsi susciter en amont une augmentation du nombre de candidats noirs à certains postes[7]

Néanmoins, cette politique de recrutement spécifique s’effeuille assez rapidement. En effet, dès 1978, la Cour suprême américaine se prononce contre les quotas ethniques[8] même si elle affirme la diversité comme objectif de recrutement. En outre, à partir de 1995 plusieurs Etats américains rejettent le dispositif et l’abolissent à la suite d’un referendum.

Bien que Daniel Sabbagh[9] affirme que la contestation ne porte pas sur les données empiriques fiables d'évaluation des programmes, les quotas appliqués en faveur des minorités sont souvent critiqués en raison de la discrimination négative envers ceux qui ne bénéficient pas de ces mesures. En conséquence, au lieu de favoriser la diversité et de lutter contre le racisme, cette politique engendre du ressentiment à l’égard de ceux qu’elle est censée protéger.

Enfin, comme le souligne Richard Kahlenberg, chercheur à la Century Foundation, remplacer le critère de «race» par des critères socio-économiques favoriserait l’accès à l’université des plus pauvres, qui sont aussi souvent noirs ou latinos. Ce changement permettrait aussi d’assurer la diversité ethnique, mais sur des critères chiffrés, moins contestables que cette notion de race.  [10].

Les quotas liés au genre

Si les quotas ethniques ont existé tout au long de l’histoire, les quotas liés au genre sont beaucoup plus récents. Ces dernières années, les discussions relatives aux quotas ont mis en évidence le déficit lié à la représentation des femmes au pouvoir. Ainsi, l’expression « plafond de verre »[11] (glass ceiling) désigne l’existence d’un plafond auquel se heurtent les femmes dans l’avancée de leur carrière ou dans l’accession à de hautes responsabilités, et qui les empêche de progresser aussi vite et autant que les hommes[12].

Or, le recours insuffisant aux compétences de femmes hautement qualifiées représente une perte en termes de potentiel de croissance économique[13]souligne la Commission européenne en 2012 dans une directive imposant un quota de 40 % de femmes dans les conseils d'administration. En effet, un déséquilibre entre hommes et femmes au sein des conseils des entreprises persiste malgré les efforts déployés par les Etats membres et les institutions de l’Union pendant plusieurs décennies.

Et en Belgique ?

Depuis la loi du 28 juillet 2011[14]  qui instaure pour l’ensemble des membres du conseil d’administration, un quota d’au moins un tiers de membres du sexe le moins bien représenté[15], l’institut pour l’égalité des femmes et des hommes affirme que globalement, la représentation des femmes au sein des conseils d’administration des entreprises étudiées a progressé ces dernières années. En effet, passant de 8,2% (2008) à 16,6% (2014) elle a doublé en 6 ans. Néanmoins, il ne faut pas oublier que nous sommes encore loin de l’objectif légal qui s’élève à un tiers.

Néanmoins, certains arguments opposés aux quotas appliqués aux femmes dans les conseils d’administration soulignent les dangers induits par des mesures de sélection sur base du genre plutôt que sur base des compétences. Ce processus peut être également considéré comme humiliant pour les femmes et discriminant pour les hommes.

En 2016, le journal Le Monde souligne de fortes disparités selon les pays d’Europe, la Suisse et l’Espagne restant largement en retrait tandis que la Norvège, la Finlande, la Suède et la France dépassent le seuil des 30%, notamment grâce à l’adoption de quotas contraignants. Si des progrès en matière de parité homme-femme sont visibles dans les pays où des mesures d’actions positives ont été introduites, ils le sont également dans les pays où un débat public intense est tenu à ce sujet.

Les quotas, projecteurs des inégalités mais insuffisants

Ainsi, les quotas ne suffisent pas pour lutter contre les inégalités : la parité homme-femme comme l’égalité entre personnes portant la caractéristique du groupe dit minoritaire et la majorité doit s’accomplir par le biais d’une série d’autres mesures positives et non-discriminantes à l’égard de « l’autre » temporairement majoritaire.

En ce qui concerne la parité homme-femme, une déspécialisation des rôles dans la société et une plus grande implication des hommes dans la sphère domestique sont essentiels. Dès lors, seule une action globale alliant mise en place de quotas neutres, politique de conciliation vie privée-vie professionnelle et lutte contre les stéréotypes permettra de rendre réelle l'égalité entre les femmes et les hommes[16].

Si une action globale est également nécessaire pour la protection des minorités, les quotas sont plus controversés non seulement parce qu’ils occultent d’autres aspects de l’identité et des situations socio-économiques particulières mais aussi parce qu’ils suscitent du ressentiment et loupent ainsi un de leurs objectifs: la lutte contre le racisme.

Conclusion

Imparfaits et critiqués pour de multiples raisons, les quotas permettent néanmoins de mettre un coup de projecteur sur les inégalités dans notre société. Insuffisants pour rétablir l’égalité, ils doivent être accompagnés d’autres mesures et pensés dans le cadre d’une action globale. Enfin, les quotas appliqués au genre se distinguent des quotas appliqués à la protection des minorités car ici, la parité est exigée au nom de l’égalité de statut et non pas au nom de la représentation d’une minorité[17].

 


[1] Will Kymlicka est un philosophe canadien, actuellement Professeur de philosophie à la chaire de philosophie politique de l'Université Queen's à KingstonOntario.

[2] Jane Mansbridge est une politologue américaine, actuellement Professeur à la Kennedy School of Government de l’université de Harvard.

[4] Will Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités, Éditions du Boréal (Canada), La Découverte, 2001.

[5] Nenad Stojanovic, Dialogue sur les quotas. Penser la représentation dans une démocratie multiculturelle, Presse de Sciences Po, 2013.

[6] La Libre Belgique, Entre guillemet, 18 février 2009.

[7] Le Monde, L’expérience de la discrimination positive aux Etats-Unis,  http://www.lemonde.fr/societe/article/2010/01/18/l-experience-de-la-discrimination-positive-aux-etats-unis_1293336_3224.html, 2010, consulté le 24 août 2017

[8] Arrêt Bakke, http://caselaw.findlaw.com/us-supreme-court/438/265.html

[9] Daniel Sabbagh est Directeur de recherche au CERI (Centre de recherches internationales, Science Po) depuis 2006.

[10] Libération, Etats-Unis, une discrimination plus si positive, http://www.liberation.fr/planete/2013/03/06/etats-unis-une-discrimination-plus-si-positive_886766, consulté le 4 septembre 2017.

[11] L’expression “plafond de verre” (glass ceiling) s’est fait connaître en 1986 à la suite d’un article publié dans le Wall Street Journal et reprise dans un article académique intitulé “Breaking the Glass Ceiling: Can Women Reach the Top of America's Largest Corporations?” de A.M. Morrison.

[12] Kim Hullot-Guiot, Libération « Qu’est-ce que le plafond de verre ? »,

 http://www.liberation.fr/planete/2016/11/10/qu-est-ce-que-le-plafond-de-verre_1527503, consulté le 23 août 2017

[13] Proposition de DIRECTIVE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL relative à un meilleur équilibre hommes-femmes parmi les administrateurs non exécutifs des sociétés cotées en bourse et à des mesures connexes

, http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=celex%3A52012PC0614, consulté le 27 août 2017.

[14]Loi modifiant la loi du 21 mars 1991 portant réforme de certaines entreprises publiques économiques, le Code des sociétés et la loi du 19 avril 2002 relative à la rationalisation du fonctionnement et la gestion de la Loterie Nationale afin de garantir la présence des femmes dans le conseil d'administration des entreprises publiques autonomes, des sociétés cotées et de la Loterie Nationale.

 http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/loi_a.pl, consulté le 27 août 2017.

[16] Capital, « Faut-il des quotas en faveur des femmes ? », 2017, http://www.capital.fr/polemik/faut-il-des-quotas-en-faveur-des-femmes-1223425, consulté le 26 août 2017.

[17]Eliane Vogel-Polsky, « Les impasses de l’égalité ou pourquoi 
les outils juridiques visant à l’égalité des femmes et des hommes 
doivent être repensés en terme de parité ».,  Parité-Infos.
n°1., 1994.

  

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