L’intersectionnalité : un concept à ne pas vider de sa substance

Rédigé le 20 juillet 2020 par : Aïda Yancy

Intersectionnalité

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L'intersectionnalité est un concept à la mode, on le retrouve un peu partout : dans les dossiers de subsides, au Parlement Européen, dans les mouvements féministes, écologistes, ou antiracistes, à l’Université, etc. Souvent compris comme un synonyme de « diversité », il évoque des images joyeuses et puissantes aux relents de publicité Benetton. Zoom sur un terme mal compris.

Qu’est-ce que l’intersectionnalité ?

L’intersectionnalité, n’est pas un synonyme de diversité. On l’explique souvent, à tort, comme une sorte de gâteau à étages dont chaque étage représenterait une facette de soi, une façon de détailler où on aurait « perdu » ou « gagné » à la loterie du hasard : « on peut à la fois être une femme ET Rom ET lesbienne ET trans* ET musulmane ET vivre avec un handicap ». Cette approche très répandue se focalise sur les identités sans entrer en profondeur dans le cœur du problème.

L’intersectionnalité, plus qu’un concept, est un outil. Un outil dont le but est de mettre en lumière les discriminations cumulées vécues par les personnes multi-minorisées afin de les éradiquer. Les origines de ce concept se trouvent dans les luttes des féministes noires américaines qui articulent cette question depuis le 19ème siècle au moins[1]. Kimberlé Crenshaw, la juriste afro-américaine qui a publié le terme la première fois, prend l’anthologie afroféministe américaine intitulée « Toutes les femmes sont blanches, tous les noirs sont des hommes, mais certaines d’entre nous sont courageuses »[2] comme point de départ de son article. L’article, publié en 1989[3], est devenu extrêmement célèbre et remet en question la manière dont on approche les politiques d’anti-discrimination.

L’explication la plus simple de l’intersectionnalité est la métaphore qui lui donne son nom. Imaginons qu’une personne soit à la fois une femme et noire. Elle se trouve au carrefour, à l’intersection, entre la rue du genre et celle de la race. Sur ces rues roulent respectivement la voiture « sexisme » et la voiture « racisme ». Il se trouve que cette personne se retrouve heurtée simultanément par ces deux voitures. Les dégâts occasionnés sont évidemment non seulement supérieurs à ceux qu’elle aurait subis si elle n’avait été heurtée que par une seule voiture mais ils sont aussi différents (deux angles d’approches différents, des débris non présents avec une seule voiture, etc. je vous laisse imaginer). Lorsque l’ambulance représentant ici la Loi débarque pour soigner et protéger cette personne, elle est incapable de voir les effets modifiés et décuplés du crash et exige de savoir si les dégâts ont été occasionnés par le sexisme ou le racisme. C’est là que l’intersectionnalité entre en jeu. Cet outil agit comme une paire de lunettes et permet de voir que ce qui a provoqué les dégâts subis par cette femme noire est une combinaison des deux discriminations, avec des effets spécifiques dus à cette combinaison, et par conséquent que la manière de traiter ses blessures doit être adaptée.

Bien sûr, au-delà des identités de genres et des identités raciales, un nombre presque illimité d’identités marginalisées peuvent être ajoutées avec leurs discriminations spécifiques. Ce qui est particulièrement important à retenir c’est que l’intersectionnalité ne concerne pas tout le monde. Cet outil vise à mettre en lumière les effets décuplés des discriminations systémiques et ne concerne donc que les personnes au carrefour de plusieurs discriminations dites systémiques. A commencer par le sexisme et le racisme. Pour être systémique, une discrimination doit être à la fois individuelle, structurelle (par exemple en ce qui concerne l’accès à l’emploi, au logement, etc.), institutionnelle (avoir des effets dans les institutions comme l’école ou la police), et historique[4]. En plus du sexisme et du racisme, nous retrouvons dans les discriminations systémiques notamment, le classisme, l’homophobie, la transphobie[5] et le validisme[6].

L’intersectionnalité, un outil nécessaire à la lutte antiraciste ?

En se basant sur la définition de l’intersectionnalité donnée plus haut, il devient clair que l’outil est essentiel à la lutte antiraciste tout simplement parce que celle-ci concerne des personnes aux réalités et aux discriminations multiples. Parmi les personnes racisées il y a plus de 50% de femmes, des personnes vivant avec un handicap, des personnes LGBTQI+, etc. Au total, seule une minorité de personnes racisées n’a que la race comme critère discriminatoire. Comme l’écrivait Audre Lorde, poétesse lesbienne noire américaine, il ne peut y avoir de lutte contre un problème unique parce que nous ne vivons pas de vie à problème unique[7].

Malheureusement, dans les faits, un grand nombre d’éléments et de dynamiques font obstacle à l’application de l’intersectionnalité pour un antiracisme efficace. La croyance persistante que le racisme est un problème moral individuel en est une. Cette croyance, en plus de se focaliser sur l’agresseur plutôt que sur la victime, occulte les dimensions structurelles, institutionnelles et historiques du racisme et offre une réponse simpliste et incomplète à un problème complexe et omniprésent. De plus, elle ouvre la porte au mythe du « racisme anti-blanc »[8].

Aussi, l’intersectionnalité a tendance à être interprétée de manière superficielle, or, ainsi, ses effets ne peuvent que se limiter au domaine des apparences. Le fait d’engager des personnes racisées par exemple, peut donner l’impression, en surface, qu’un espace, un lieu de travail, est intersectionnel. Le problème est que sans changement structurel dans les dynamiques de travail, très souvent, les personnes minorisées et même multi-minorisées qui sont engagées finissent par devoir porter sur leurs épaules tout le poids du changement et leur présence même permet souvent aux personnes majoritaires de considérer que le but est atteint, comme si elles étaient une sorte de « preuve que le travail antiraciste est fait étant donné qu’elles sont là » tout en les empêchant d’y travailler en profondeur comme Sara Ahmed le met en lumière dans son livre Living a Feminist Life[9]. Cet exemple est valable pour tout autre type de minorisation.

Alors on fait comment ?

Premièrement, il faut commencer par reconnaître que nous vivons dans un environnement pensé et construit depuis plusieurs siècles, par et pour les personnes majoritaires en termes de pouvoir, c’est-à-dire les personnes blanches et à fortiori les hommes, de classe moyenne à supérieure, cisgenres[10], hétérosexuels, considérés comme valides, etc. Les fondations de notre société telle que nous la connaissons, notamment en raison de son ancrage historique, sont empreintes de racisme, de sexisme, de validisme, etc.

Ensuite, le plus simple à partir de là est probablement de se concentrer sur la notion d’accès sous toutes ses formes. Qui a accès à quoi dans notre société et comment ? Ou plutôt : qui n’a pas accès à quoi dans notre société et pourquoi ? La nature de l’intersectionnalité en tant qu’outil est d’aller chercher les situations extrêmement spécifiques pour voir où est-ce que les « politiques de ruissellement » des majorités aux personnes minorisées[11] ont échoué. L’antiracisme est de ces combats complexes qui se doit d’adresser chacune de ses facettes qu’elles soient individuelles, institutionnelles, structurelles ou historiques. Et à problème complexe, il faut apporter une solution complexe.

Sources/ Pour aller plus loin

 


[1] Le premier texte considéré comme afro-féministe américain à notre disposition aujourd’hui est le discours de Sojourner Truth de 1851 « Ne suis-je pas une femme » ou « Ain’t I a Woman ? ». Les différentes versions sont disponibles ici.

[2] HULL Gloria T., BELL SCOTT Patricia, SMITH Barbara (ed.), All the Women are White, All the Blacks are Men, But Some of Us are Brave, The Feminist Press, 1982.

[3] CRENSHAW Kimberlé, “Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics”, University of Chicago Legal Forum, Vol. 1989: Iss. 1, Article 8. [ 

[4] Notamment SUÉ GONZÁLEZ HAUCK, “Intersectional feminist engagements with international law. An interview with Emilia Roig (first part)”, Völkerrechtsblog, 14 January 2020.

[5] Discrimination à l’égard des personnes trans* (personnes dont le genre ne correspond pas au genre qui leur a été assigné à la naissance).

[6] Discrimination à l’égard de personnes à diversité fonctionnelle ou porteuse d’un handicap.

[7] “There is no such thing as a single-issue struggle because we do not live single-issue lives.”: LORDE Audre, “ Learning from the 60s” ,  Sister Outsider, Berkeley, Crossing Press, 2007 (première edition 1984), p.138

[8] ROUSSEAU Nicolas, «Le racisme « anti blanc » n’existe pas », BePax, 28 octobre 2016.

[9] AHMED Sara, Living a Feminist Life, Durham et Londres, Duke University Press, 2017

[10] Cisgenre désigne les personnes dont le genre correspond à celui qui leur a été assigné à la naissance.

[11] L’idée que lorsqu’on adapte une politique à un groupe majoritaire (en termes de pouvoir), celle-ci aura forcément des conséquences positives sur les groupes minoritaires qu’elle atteindra « naturellement » sans prendre en compte les obstacles institutionnels, structurels et historiques qui empêchent l’accès à ces politiques.

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