Père Fouettard : à ne pas mettre à la portée des enfants

Rédigé le 6 décembre 2018 par : Betel Mabille, Nicolas Rousseau

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La figure de Père fouettard symbolise plusieurs éléments : l’invisibilisation et le discrédit des voix afro-descendantes, l’incapacité des blanc.h.es à comprendre que leur point de vue est situé et la méconnaissance relative au caractère systémique du racisme.

« Raciste ? Il ne faut pas exagérer ! ». Voilà qui résume les principales réactions recueillies auprès des personnes blanches lorsqu’en formation, nous abordons la question du Père Fouettard. Il s’agirait essentiellement d’une simple question de principe, bien souvent balayée d’un revers de la main : « Selon moi, il n’est pas Noir, il est ramoneur. Et puis je pense qu’il y a d’autres priorités non ? ».

Mais s’agit-il réellement d’une simple question symbolique de représentation ? Et puis qui ou qu’est-ce qui se cache derrière ces « moi » et ces « je » ? Finalement, il semble que la figure de Père Fouettard dise beaucoup de choses sur les identités blanches.

Une fête pour les enfants, vraiment ?

Les arguments sur le caractère raciste du Père Fouettard sont pourtant nombreux. Pour commencer, un constat aussi terrible qu’indéniable : ce personnage a des impacts très négatifs sur les enfants afro-descendant.e.s[1]. Ces derniers intériorisent les caractéristiques négatives et infériorisantes véhiculées par Père Fouettard, ce qui impacte la manière dont ils se définissent et se construisent. Une rapide recherche, quelques clics et vous trouverez les informations à ce sujet. Avec un constat à ce point évident, une question se pose : Souhaitez-vous qu’une fête pour enfants soit une source de souffrance pour certains d’entre eux ? Et si c’était votre enfant ?  A elle seule, cette demande d’empathie devrait suffire pour accepter un débat public sur la figure de Père Fouettard.

Le racisme n’est par ailleurs jamais à considérer en dehors des contextes historique et présent. Aujourd’hui comme hier, les violences et discriminations négrophobes sont omniprésentes. À ce sujet, il n’est pas anodin de constater que la figure de Père Fouettard repose sur la pratique du blackface, à savoir le fait pour une personne blanche de se grimer le visage pour se déguiser en  une caricature « du Noir ».Il s’agit de reprendre les stéréotypes infériorisants et déshumanisants associés aux afro-descendant.e.s pour en rire durant quelques instants, avant de retirer ce « stigmate » et reprendre le cours de sa vie. Or, être afro-descendant.e.s, c’est faire quotidiennement face aux violences racistes et aux discriminations structurelles en raison de ce stigmate. Il s’agit d’une pratique violente, humiliante, déshumanisante : la couleur de peau, lorsqu’elle est source d’injustices et de violences, n’est pas un déguisement.

Pourquoi ces arguments restent-ils méconnus ?

Lors de nos formations, nous constatons deux types de réactions : d’une part, il y a celles et ceux qui se sentent agressé·e·s par ces remarques. Avec une impossibilité de débattre. D’autre part, certaines personnes blanches sont touchées par l’impact que cela produit sur les enfants et comprennent rapidement à quel point la pratique du blackface est problématique. Les réactions sont alors souvent de l’ordre du « si j’avais su », ou encore « pourquoi ne nous le dit-on pas ? ». De quoi questionner, en effet, la circulation des savoirs et expertises issus des marges : pourquoi ces arguments sont-ils largement méconnus, alors que des militant·e·s et associations afro-descendant.e.s les écrivent, les expliquent, les crient depuis des décennies ?

Voilà une manifestation évidente et une conséquence directe de la négrophobie structurelle à l’œuvre dans notre société : la parole n’est que très peu donnée aux personnes racisées et leurs voix sont la plupart du temps soit invisibilisées, soit discréditées. Pourquoi ces contenus et ces arguments ne sont-ils pas évoqués dans les médias, à l’école ou plus généralement dans l’espace public ?

Mais cette explication structurelle ne doit pas occulter l’absence de démarches individuelles : chaque année, la plupart des personnes blanches se positionnent soit sans tenir compte de tout ça, soit sans se renseigner sur les raisons évoquées par celles et ceux qui dénoncent – et qui subissent – cette pratique. Qu’est-ce que cela dit des identités blanches ?

Tout point de vue est situé

Parler de Père Fouettard, comme de tout incident raciste, nécessite une vue d’ensemble. Le racisme est un système dans lequel différents éléments – les stéréotypes, les discriminations, les actes et discours de haine, les insultes et les blagues, ... – interagissent. Pour illustrer cette interaction, l’intellectuelle féministe étatsunienne Marilyn Frye utilise la métaphore de la cage d’un oiseau[2]. Lorsque je me tiens tout proche de la cage, la tête entre deux barreaux, je vois l’oiseau sans percevoir les barreaux. Je me demande alors : pourquoi l’oiseau ne s’envole-t-il pas ? Si je me déplace légèrement, je vois un barreau, juste entre mes deux yeux. Je me dis alors que l’oiseau fait face à un obstacle, mais qu’il lui est possible de contourner celui-ci. Dès lors, pourquoi diable cet oiseau reste-t-il enfermé dans cette cage ? Mon seul point de vue ne me permet pas de comprendre qu’il y a plusieurs barreaux, lesquels sont connectés les uns aux autres pour former une cage. Mon point de vue n’est pas universel : il est toujours situé. Et le pas de recul nécessaire pour percevoir l’ensemble d’une situation ou d’un système auquel on participe soi-même commence par la capacité à écouter celles et ceux qui subissent ce système au quotidien.

Prenons les arguments suivants : « Pour moi, Père Fouettard est juste un ramoneur », ou « On ne voit pas où est le problème ». Qui se cache derrière ces « moi » et ces « on » ? Le fait d’être une personne blanche implique aussi un point de vue situé. Être Blanc, c’est ne pas subir l’oppression raciste, ne pas voir l’ensemble des barreaux ni la manière dont ils forment, ensemble, un système d’oppression. Pour en avoir conscience, il faut entendre ce que disent les premières personnes concernées. Lorsqu’il s’agit de réfléchir aux difficultés en termes de mobilité pour les personnes en chaise roulante, ne doit-on pas, en priorité, partir des expériences sociales et du vécu de ces dernières ? Ne sont-elles pas les plus à même d’illustrer les difficultés que cela représente et les besoins en termes de politiques publiques ?

Le fait d’appartenir au groupe dominant implique nécessairement des angles morts induits par ce vécu majoritaire. Ce constat semble souvent particulièrement compliqué à faire entendre en ce qui concerne la race.

Fermer les yeux, c’est être complice !

« Père Fouettard est un simple ramoneur ! ». Pourquoi alors a-t-il les cheveux crépus et les lèvres charnues, et pourquoi ses vêtements ne sont-ils pas aussi couverts de suie ? « C’est notre tradition ! » Les traditions ne peuvent-elles pas évoluer lorsqu’elles suscitent l’indignation et la colère d’une partie de la population ? Les arguments traditionnels « pro-Père Fouettard » sont fragiles et s’appuient en particulier sur un élément : l’absence d’intention raciste. Mais la question n’est pas là.

Qu’importe l’intention, ce sont les conséquences qui importent ! Le fait est que la figure de Père Fouettard produit des conséquences racistes, dont les premières victimes sont des enfants. Elle est par ailleurs un vestige d’une histoire d’oppression et d’exploitation, et elle s’inscrit dans un contexte présent fait d’incessantes violences et de discriminations. En cela, Père Fouettard participe insidieusement à la perpétuation des stéréotypes et imaginaires racistes, lesquels permettent aux violences et discriminations racistes de perdurer.

Tant qu’on ne sait pas, on peut continuer à ignorer. Mais dès qu’un coin du voile est levé, cette explication ne tient plus : soutenir la figure traditionnelle de Père Fouettard ou fermer les yeux sur ses apparitions dans vos écoles, entreprises ou magasins, c’est être complice des violences racistes. C’est accepter qu’une fête pour enfants en affecte certains profondément. Il n’est plus question de seulement accepter ces constats douloureux, ni de culpabiliser passivement. Il est temps de se responsabiliser : dans quelle société souhaitez-vous vivre et quel rôle souhaitez-vous jouer face aux inégalités qu’elle produit ?

 


[1] Voir Robert M-T (2016), « Zwarte piet ? Non, peut-être ! Les enfants congolais face au folklore racial belge », in Demart S. et Abrassart G. (2016), « Créer en postcolonie. 2010-2015, Voix et dissidences belgo-congolaises », Bozar, Africalia.

[2] Frye M., (1983), « The politics of Reality : Essays in Feminist Theory », Crossing Press Feminist. 

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