« Personnellement, j’attends d’une œuvre qu’elle me renforce dans mon humanité et qu’elle me rende apte à me mettre à la place de l’Autre

Rédigé le 29 octobre 2021 par : Toma Muteba Luntumbue

Blanchité Neutralité Culture

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Toma Muteba Luntumbue est artiste-plasticien et commissaire d’exposition indépendant, créant des installations, des vidéos, des sculptures et des dessins. Muteba Luntumbue est également professeur d'histoire de l'art à l'École de recherche graphique et à l’école supérieure des arts de Bruxelles. En 2015-2017, il a été directeur artistique de la 4e et 5e Biennale de Lubumbashi.*

Nour Outojane : Dans le contexte actuel, quelle signification politique donnez-vous à votre travail ?

Toma Muteba Luntumbue :   Mon travail a une tendance protéiforme depuis des années déjà.  Plus jeune, j’ai porté un grand intérêt à la peinture, au théâtre et la musique expérimentale. Actuellement, j’ai une pratique personnelle en tant qu’artiste et commissaire d’exposition indépendant.  Je suis enseignant dans deux écoles supérieures d’art à Bruxelles. Je mène aussi mes recherches théoriques de façon indépendante, en tant qu’historien de l’art au carrefour de la théorie postcoloniale et de la culture visuelle.

Le principal aspect politique de mon travail ne me semble pas évident à décrire. Ma pratique s’applique, à partir de matériaux modestes, à décrypter la colonialité des dynamiques de pouvoir. J’essaye souvent de questionner, sur base d’un large éventail d’images, la possibilité d’une réappropriation critique du domaine imprimé, mass médiatique et imaginaire visuel produits sur le Congo.

En dehors de leur contexte, privées de leur destination première, certaines images enfuies, des archives oubliées deviennent autonomes, incapables de s'inscrire dans une économie de sens. Cependant, leur impact ou leur nuisance demeurent intactes en raison de leur polysémie. Mes efforts n’aboutissent pas toujours à des œuvres spectaculaires ni très achevées. C’est un processus long dont les fruits restent souvent confidentiels. Profaner violemment ou en douceur les archives : c’est un programme engagé qui s’apparente à de l’activisme mais, c’est avant tout une décolonisation intellectuelle.

Cette décolonisation intellectuelle passe notamment par la primauté que je donne à la parole de ceux qui ont subi ou subissent et combattent ou ont combattu la domination coloniale. Comment rejeter les récits dominants sans être définitivement marginalisé, ringardisé ou criminalisé ? C’est une question que je me pose constamment. En tant que congolais, arrière-petit-enfant de colonisé, petit-enfant de colonisé et enfant de colonisé vivant dans une ancienne puissance coloniale, mon corps se pose aussi comme « un corps politique » dès lors qu’il tente de traverser une frontière, qu’elle soit symbolique ou réelle. J’habite l’intranquillité.  Par la force des choses le sentiment de vivre dans un état d’urgence perpétuel impose une attitude critique et politique. 

NO: Vous avez déjà collaboré avec des institutions muséales telles que l’AfricaMuseum ou le Musée Royal des Beaux-Arts, qui peuvent être accusées de reproduire des systèmes de domination et d’exploitation, quelle place trouvez-vous et/ou créez-vous pour votre vision du monde et artistique?

TML: Tout contact avec de telles institutions abouti toujours à votre subalternalisation, sur le plan intellectuel comme sur le plan matériel. Soit parce qu’une catégorie est créée spécialement pour vous y accueillir, soit pour vous marginaliser, on vous rétribue mal ou on ne vous rétribue pas du tout. La seule garantie de travailler un tant soit peu normalement est de s’assurer d’être soi-même le patron, c’est à dire, trouver et gérer son budget, pouvoir décider de son propre salaire, décider de l’agenda. C’est le prix à payer pour sortir de la colonialité des rapports avec les institutions muséales occidentales.

La meilleure stratégie pour les contester reste encore de les boycotter car malheureusement la collaboration est souvent conflictuelle en raison d’une tendance à toujours douter ou à minoriser votre savoir.

NO : Et en tant qu’artiste et curateur, comment (tentez-vous de) dépasser les mécanismes qui réduisent les artistes racisé·es à leur identité raciale ?

TML : L’ogre du divertissement culturel capitaliste a besoin d’identités faciles à digérer. Les identifications d’ordre ethniques et raciales sont dépourvues de substances. Dans le champ de l’art postcolonial contemporain, il faut construire un nouvel appareil théorique face à un monde rendu plus complexe par la globalisation. Les ouvertures autant que les limites nouvelles nous interrogent sur les identités ou les relations interculturelles. Ma position en tant qu’organisateur d’exposition a toujours été de faire des choix dégagés de toute injonction externe. Je récuse les expositions « ghetto » rassemblant les artistes par nationalité. Les expositions labélisées « Art africain contemporain, sous-entendu, « arts de l’Afrique subsaharienne ont été souvent organisées ou promues par des Blancs pour un public blanc.

Personnellement, j’attends d’une œuvre qu’elle me renforce dans mon humanité et qu’elle me rende apte à me mettre à la place de l’Autre. L’imagerie séductive et décorative de l’Afrique est aussi nuisible que la vision misérabiliste et déprimante qu’en donnent les médias de masse. Je suis résolument pour un art sans « label », « sans marque », « non- sponsorisé ». L’artiste identifié comme non-Blanc doit prendre acte de sa classification-qualification comme un mode de relation de pouvoir avec la société capitaliste. Produire des œuvres non-culturelles ou non-identitaires reste l’attitude la plus payante pour tenter de négocier au mieux cette confrontation.

NO : Aujourd’hui on peut parler de mode autour de la question de la « décolonisation ». Quelles sont vos craintes et vos espoirs lorsque vous entendez des institutions culturelles suivre ce courant en annonçant leur engagement dans un processus de « décolonisation » et de mise en avant de la « diversité » ?

TML : On a atteint une situation paradoxale avec l’inflation ou la dénaturation du terme « décolonisation » telle qu’elle se fait jour dans les institutions culturelles et alors que celui-ci a fini par devenir un pseudo-concept vidé de son sens initial. Le destin du mot « décolonisation » est à l’image de la « simplification » propre à la société néolibérale du divertissement généralisé.

La diversité mise en avant dans les institutions culturelles est consécutive à une vague différentialiste, multiculturelle et xénophile arrivée dans les musées européens depuis les États-Unis. Même si ces mesures cosmétiques laissent penser que les institutions culturelles épousent les causes à la mode, il faut se saisir de ces opportunités pour faire aboutir à des réformes de fond dans des institutions en panne de perspectives. Comment sortir de l’eurocentrisme ? Comment et par quoi remplacer les récits dominants émis depuis le monde Blanc pour tout le reste du Monde ?

NO : En parlant de réformes et d’opportunités, on a récemment vu le débat sur la restitution des œuvres pillées et volées, notamment à la République Démocratique du Congo avant son indépendance, resurgir en Belgique. Que répondez-vous à celles et ceux qui pensent que les préoccupations du Congo – et du continent africain de manière plus large – sont toutes autres pour l’instant ?

TML : Le débat en Belgique me semble actuellement belgo-centré. Il y a une tendance à vouloir penser et parler à la place de l’Autre. Ce qui me paraît emblématique de la Belgique, c’est un opportunisme doublé d’opacité face à l’emballement médiatique qui a suivi la publication du rapport Saar-Savoye commandé par le Président français Macron. Je remarque qu’il n’a jamais été question durant tout le processus de rénovation du musée de Tervuren, d’une réelle politique de restitution des objets culturels spoliés durant la colonisation. Le Musée de Tervuren a eu durant les dernières années une politique d’infiltration et de neutralisation de la diaspora, en s‘accaparant tout l’espace médiatique et en voulant maitriser les termes, et les normes du dialogue avec les personnes issues des communautés africaines. On peut constater que les deux États impliqués dans ces litiges ne peuvent pas se payer le luxe de s’engager dans une longue bataille rangée. Certains membres du gouvernement belge actuel s'enorgueillissent d'appartenir à une génération qui n'a pas connu la colonisation. Cette autoabsolution ne suffit pas, car les crimes coloniaux, les génocides qui les ont accompagnés sont imprescriptibles. Les relations bilatérales obligent à s’engager dans une voie de dialogue. De part et d’autre, on entend un discours d’apaisement. Ce qui est toujours une bonne chose.

Le processus des restitutions demande du temps. Force est de constater qu’au Congo, tout le monde ne prend pas encore la mesure ni la portée symbolique des restitutions. Le Président Tshisekedi a adopté jusqu’à présent une position pragmatique, prudente et mesurée qui lui permet d’éviter de tomber dans le piège d’un débat complexe et hautement idéologique. S’il considère que la question de la réclamation des biens culturels ou celle de la réparation n’est pas urgente, je pense que ce n’est pas seulement pour des raisons diplomatiques et politiques. Il n’y a réellement pas de raison de se précipiter dans un processus compliqué alors que la RDC fait face à des problèmes hautement plus dramatiques.

A Kinshasa, il y en a qui pensent qu’une restitution massive et immédiate serait insensée. Objectivement, si tout le patrimoine congolais dispersé dans le monde était rapatrié, il deviendrait terriblement encombrant. Pour des raisons notamment matérielles : il n’existe pas de budget significatif de l’Etat affecté à la Culture. Ce n’est un secret pour personne, les principaux indicateurs de gouvernance de la RDC restent médiocres. Aussi, il faut bien se rendre compte combien la restitution de ces objets culturels traverse une crise de sens.

NO : Et lorsque vous parlez de remplacement de récits dominants, quelle responsabilité donnez-vous au musée quant au changement de ces récits et de ses représentations ?

TML : Le langage reste un déterminant capital en ce qui concerne la survivance des traces de l’ordre hégémonique colonial. Mais le rôle du Musée dans le changement des mentalités me semble surestimé dans le contexte où chaque communauté a potentiellement le pouvoir de construire son propre espace de représentation ou de se mettre en scène elle-même pour affirmer sa différence. Aujourd'hui, les cultures minoritaires disposent des moyens illimités pour sortir de l’invisibilité, y compris par des actes violents. Le musée de Tervuren est une institution politique dont le discours est de plus en plus inaudible à cause de son excès de didactisme et sa propension à essentialiser les cultures africaines. Le Musée s’est trompé à peu près sur tous les sujets qu’il a voulu aborder depuis sa rénovation. La Direction du Musée a beaucoup misé sur la communication pour tenter de modifier l’image de l’institution. Paulin Hountondji et Edward Saïd nous invitaient tous les deux à sortir de la bibliothèque coloniale. Mais le marketing du Musée s’est pris les pieds dans les lieux communs dualistes « passé-présent » et dans un attelage de concepts : « musée en mouvement », « histoire partagée », « patrimoine de l’humanité », « développement durable » ... La question qui se pose est de savoir si un ancien Musée colonial, quel que soit le nom sexy et la forme architecturale qu’il se donne aujourd’hui, soit le lieu légitime pour représenter l’altérité culturelle. Si le problème de la relation à l’autre se pose en termes de connaissance, il se pose aussi en termes de reconnaissance. Le monopole de la gestion symbolique des espaces de représentations représente un enjeu majeur des politiques publiques. La question de l’autorité du discours sur l’autre dans un contexte postcolonial demeure un débat crucial.

Il faut admettre que la connaissance de l’autre a une certaine limite. Car le problème commence lorsque l’Autre n’est que l’objet de discours. Et que jamais ce discours ne puisse s’inverser. Le problème commence lorsque l’Autre n’est que l’objet d’une représentation fantasmée visant à satisfaire l’industrie du spectacle culturel.


* Biennale de Lubumbashi

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