Quand le racisme se fonde sur la culture

Rédigé le 12 décembre 2016 par : Anne-Claire Orban, Nicolas Bossut, Nicolas Rousseau

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Depuis les années 1980, la rhétorique des discours racistes a évolué : les individus ne sont plus ciblés sur base raciale mais sur base culturelle. De même, on ne parle plus de hiérarchie des races mais bien de styles de vie inconciliables. Cette mutation de forme laisse à penser le racisme comme une opinion parmi d’autres, à portée universelle.

Dès la fin du 18ème siècle, les premiers efforts de classification des êtres vivants illustrent le désir de diviser l’espèce humaine en différents groupes. L’existence de races, entendue scientifiquement comme un ensemble de « gènes communs et exclusifs à un groupe d’individus », ne fait alors aucun doute au sein des mondes scientifique et politique. Il existait alors essentiellement quatre groupes au sein de l’espèce humaine : les blancs – Européens (à l’esprit inventif et raisonné), les rouges – Amérindiens (guillerets et attachés aux traditions), les noirs – Africains (rusés et capricieux, enclins à suivre la volonté de leur maître) et les jaunes – Asiatiques (hautains et bornés). Ces classifications ont notamment permis de justifier la supériorité blanche et la colonisation du monde.

Cette théorie, malgré les efforts fournis pour la valider, ne s’appuiera pourtant jamais sur aucune preuve scientifique. Jamais un chercheur ne trouvera d’éléments justifiant une hiérarchie des êtres humains.

Avec la mise en lumière des horreurs commises par le régime nazi, la lutte contre le racisme a pris une réelle ampleur. Les instances internationales et les scientifiques affirmeront d’une même voix que les « races » relèvent exclusivement d’une construction sociale permettant de justifier l'exclusion ou l'exploitation de l' « autre ».

Malheureusement l’argumentaire raciste a trouvé un nouveau terrain de jeu, où n’est plus défendue l’idée d’une humanité divisée en « races » mais bien celle d’une humanité divisée en « cultures ». Cette théorie sociale, le culturalisme, a été avancée par les anthropologues du milieu du siècle, encore peu enclins à voir l’humanité comme homogène (entre autres par peur de perdre toute légitimité scientifique, tant le cœur de l’anthropologie est d’étudier l’ « Autre », le « différent »). Le racisme se pare de ce culturalisme et séduit à nouveau dangereusement !

« Nous » et « Eux »

Pourtant, la division du monde entre « nous » et « eux » n’est pas quelque chose d’anormal en soi. Tout au long de notre vie, nous nous identifions à « nous » et renforçons notre « moi » par rapport à ce qui nous semble « différent », « étranger », « autre ». De manière continue, nous construisons et reconstruisons simultanément des endogroupes (« nous ») et des exogroupes (« eux »).

À titre d’illustration, supposons que je sois Belge, né à Liège. Lors d’un voyage à l’étranger, l’équipe nationale belge de football joue un match. Je me retrouve dans un café, entouré de Bruxellois, Liégeois, Anversois, Namurois, etc. Nous serons tous ensemble contre l’équipe adverse et contre toute la population adverse. Nous formerons ensemble l’endogroupe « les Belges » pendant que les supporters de l’autre pays, par exemple la France, formeront l’exogroupe. Plus tard, de retour en Belgique, me positionner par rapport à l’exogroupe « France » n’a plus aucun sens. Pour m’identifier à un groupe identitaire sur le sol belge, je peux me positionner, par exemple, par rapport au conflit communautaire et m’identifier au groupe « wallon ». L’exogroupe deviendra alors le groupe des « Flamands ». On peut ainsi recréer des endo/exogroupes à l’infini (homme-femme, salarié-patron, homosexuel-hétérosexuel, …) et créer de nouveaux niveaux de solidarité et / ou d’opposition, étendre ou restreindre son groupe d’appartenance à souhait.

Dans cette logique, les groupes sociaux ainsi créés sont fréquemment essentialisés : ils sont pensés comme étant homogènes, ce qui conduit à appliquer des comportements et idées identiques à tous les membres de ce groupe, dans tous les aspects de la vie. Ce processus d’homogénéisation se fait notamment via l’utilisation de stéréotypes. Des individus multi-identitaires se voient changés en êtres uni-identitaires dotés de caractéristiques collectives.

Dans cette logique, les stéréotypes forment la mise en discours du processus d’essentialisation de ces groupes. Ces stéréotypes sont nécessaires pour nous permettre d’ordonner le monde, de structurer tous les éléments qui nous entourent. Par exemple, dans le bus, je vais spontanément me lever et céder ma place à la personne âgée qui vient de rentrer. Pourquoi ? Car je pars du principe que les personnes âgées sont plus fragiles et ont des difficultés à rester debout. Ainsi, catégoriser des individus en groupes peut s’avérer nécessaire pour comprendre le monde qui nous entoure. De même, se positionner face aux « autres » et s’identifier à un « même » fait partie du processus de construction identitaire. Cependant, il importe de ne pas oublier qu’il s’agit de constructions sociales et non de données avérées et établies.

La dynamique raciste

Lorsqu’on oublie que ces catégories constituent des constructions sociales, on risque alors de rentrer dans une dynamique raciste. L’idéologie raciste se structure autour de 3 éléments majeurs :

- L’homogénéisation des groupes racisés par laquelle les caractéristiques propres à chaque individu disparaissent derrière celles du groupe auquel il appartient, niant ainsi toute autonomie à cet individu et présupposant que ses comportements sont communs à l’ensemble des membres de son groupe ;

-  La naturalisation de caractéristiques accolées au groupe qui implique la transmissibilité de celles-ci de génération en génération ;

-  La hiérarchisation de ces mêmes caractéristiques, étant entendu que les caractéristiques que le locuteur est supposé avoir sont fondamentalement supérieures tandis que celles accolées au groupe racisé seraient anormales, arriérées, inférieures.

Cette idéologie peut ensuite déboucher sur deux formes de racisme :

-  Le racisme peut commencer dès que l’individu pense avoir perdu toute prise sur la société et le monde dans lequel il vit. La stigmatisation de l’autre comme incarnation du mal devient alors l’ultime alternative pour pouvoir avoir un impact sur ce monde qui lui échappe. Léopold Senghor a dit très justement à ce propos : « Le raciste est quelqu'un qui se trompe de colère ». On parle ici de racisme obsessionnel. Les discours de haine, les incitations à la haine raciale et les crimes de haine entrent dans cette catégorie.

-  Le racisme est aussi une idéologie permettant de justifier l’oppression, l’exploitation ou l’exclusion d’individus sur base de leur appartenance réelle ou supposée à une communauté ou à un groupe donné. Le groupe dominé, conquis, exploité, ostracisé, est catégorisé, traité comme inférieur et assigné à une position sociale inférieure. Il est souvent enfermé dans des niches économiques du marché secondaire du travail, clandestin ou non, ou plafonné dans les secteurs plus attractifs du marché. On parle alors de discrimination structurelle.

Ces deux formes de racisme s’appuient et se renforcent mutuellement. Les discours de haine vont ainsi permettre de justifier, de légitimer les comportements discriminatoires, qu’ils soient collectifs ou individuels. Et inversement, les discriminations structurelles permettent de constater l’existence d’un rapport de domination et la supériorité du groupe dominant pour, in fine, justifier en quelque sorte les comportements de haine et de rejet à l’encontre des groupes minorisés.  

Pourquoi vivre avec ces « Autres » ?

Lorsqu’on parle de racisme culturel, on se retrouve essentiellement dans le cadre du racisme obsessionnel. On se trouve donc – du moins dans un premier temps – dans le cadre des interactions interpersonnelles.

Ces dernières décennies, le monde n’a cessé d’évoluer. Avec les vagues de décolonisation, les migrations se sont accentuées et les moyens de communication se sont fortement développés et démocratisés. Les frontières n’en deviennent que plus artificielles. Tout cela n’est pas sans conséquence. Les sociétés se métissent chaque jour un peu plus et, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy, nos ancêtres ne sont pas tous des Gaulois. Ces évolutions impliquent chez certains une peur de voir remise en cause la conviction rassurante qu’à un territoire donné correspondent une culture, un peuple homogène.

Ce contexte est propice aux dynamiques d’homogénéisation et de hiérarchisation des  « cultures », des « modes de vie » accolés à des groupes d’individus. Ces derniers sont alors réduits à cette seule caractéristique de leur identité. Par exemple, prenons le cas des personnes afro-descendantes en Belgique et utilisons le canevas évoqué plus haut au sujet de la dynamique raciste :

– Tout d’abord, en dépit de leurs caractéristiques propres et de leurs spécificités, les « Noirs » sont souvent vus comme faisant partie d’un groupe homogène. Toutes leurs autres identités sont effacées. Peu importe que certains soient ouvriers, fonctionnaires ou médecins, qu’ils soient originaires de la RDC, du Rwanda ou du Cameroun, qu’ils soient catholiques, évangélistes ou musulmans, etc. On ne retient d’eux qu’une seule chose : « Ils sont noirs ! ». Cette couleur de peau les définit entièrement. Leurs individualités respectives disparaissent derrière elle, faisant de chacun d’eux des êtres interchangeables.

– Ensuite, ces caractéristiques assignées au groupe des « Noirs » sont bien entendu transmissibles d’une génération à l’autre. Elles sont pour certains liées à la couleur de peau et pour d’autres à la culture spécifique qu’ont nos concitoyens d’ascendance africaine.

– Enfin, les stéréotypes dont sont victimes les afro-descendants sont clairement imprégnés de jugements de valeur, d’une hiérarchisation puisque les traits caractéristiques qui leur sont accolés sont perçus comme inférieurs à ceux du locuteur, aux « nôtres ». On dira généralement que ce sont de grands enfants, gentils mais sales, mal organisés et peu capables sur le plan intellectuel.

Un raisonnement de ce type a des implications directes sur le quotidien de ceux qu’il cible : non seulement il va impliquer une multiplication d’actes et de discours de haine dans l’espace public et sur les réseaux sociaux, mais il va également permettre de légitimer et de perpétuer les discriminations structurelles.

Cette dynamique s’applique bien entendu à d’autres groupes minorisés, racisés, toujours dans la même logique : pourquoi vivre avec ces Autres, avec eux, qui ne sont pas de notre culture, de notre civilisation, et que l’on considère comme inférieurs ? Voilà le danger de ce « nouveau » racisme qui ne parle plus d’une hiérarchisation des « races » mais qui met en avant une incompatibilité de mode de vie : plus insidieux, moins « frontal » et donc plus « acceptable », il n’en reste pas moins un outil d’oppression et de rejet, voire de haine.

Des individus multi-identitaires

Il est essentiel de dénoncer les travers de cette dynamique qui nous enferme dans des groupes identitaires opposés, hiérarchisés. Nous devons au contraire valoriser la multiplicité de nos identités et en promouvoir le métissage. Nous devons créer par la parole et le dialogue un espace commun dans lequel toutes ces identités pourraient s’épanouir.

Trop longtemps, ceux qui étaient mis à l’écart ont dû porter sur leurs épaules le poids de leur « intégration » dans la société. Ce temps-là est fini ! C’est à chacun de refuser toute assignation, de respecter la place des identités de l’autre mais aussi à la collectivité de mettre en place des mécanismes de solidarité permettant à chaque individu de s’émanciper dans le respect de ses identités et de ses droits. C’est autour de telles valeurs et de la création de cet espace commun que les acteurs de la lutte contre le racisme se retrouvent et veulent travailler ensemble.

    

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