Quelle pratique de l’interculturel dans les écoles ? Entre textes officiels et réalité du terrain

Rédigé le 19 janvier 2014 par : Géraldine Duquenne

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La micro-société qu’est l’école voit cohabiter des élèves aux cultures diverses. Elle est un lieu privilégié pour favoriser la construction d’un vivre-ensemble harmonieux à travers la découverte de l’autre et de soi-même. Mais quels outils et quelles références sont à disposition des professeurs pour aborder cette réalité socioculturelle? L’organisation actuelle des cours permet-elle le développement d’un véritable dialogue interculturel ? N’y a-t-il pas un décalage entre les textes officiels et leur mise en application à l’école ? Afin de donner des éléments de réponse à ces questions, nous avons essayé de faire résonner les discours officiels avec les expériences d’acteurs de terrain.

Des textes engageants

La question interculturelle est débattue depuis longtemps au niveau politique. C’est au Conseil de l’Europe que l’on doit l’émergence du processus de conscientisation de l’importance du concept d’éducation interculturelle. Il est à l’origine de la directive européenne du 25 juillet 1977 relative à la scolarisation des enfants des travailleurs migrants[1]. En Belgique, cette directive donne lieu à trois mesures concrètes : l’apprentissage de la langue d’enseignement, les cours de langue et de culture d’origine et la formation à la pédagogie interculturelle des enseignants[2].

Autre texte fort, l’article 6 du décret Missions de 1997 vise à « préparer tous les élèves à être des citoyens responsables, capables de contribuer au développement d'une société démocratique, solidaire, pluraliste et ouverte aux autres cultures ». C’est motivé par cet objectif qu’ont été mis en place des cours d’ouverture aux langues et aux cultures (OLC). Ces cours sont proposés sous la forme de cours de langue ou de cours d’ouverture aux langues et aux cultures assurés par la collaboration d’un enseignant issu d’un autre pays partenaire. La faiblesse est qu’ils s’adressent encore trop spécifiquement aux jeunes issus de l’immigration et courent le risque de renforcer une forme de cloisonnement. L’interculturel devrait s’inventer à chaque endroit, et non uniquement en contexte multiculturel.

Dix ans après le décret Missions, est édité le décret « relatif au renforcement de l'éducation à la citoyenneté responsable et active au sein des établissements organisés ou subventionnés par la Communauté française ». Le décret vise l’ancrage de l’éducation à la citoyenneté à l’école et se base sur la promotion du document « Être et devenir citoyen » qui soutient l’acquisition de références pour la compréhension de la société civile et politique pour les élèves de 5e et 6e secondaire.  Un passage en particulier approche la diversité culturelle en référence à la Commission du dialogue interculturel de 2004-2005 et y inscrit la Charte « Être citoyen en Belgique » ayant pour ambition de susciter le débat chez les jeunes. L’interculturel trouve sa place dans l’éducation à la citoyenneté.

Partant de l’idée que les tensions ethno-culturelles et socio-économiques devaient être apaisées, le Gouvernement fédéral sur l’initiative de Marie Arena met en place la Commission du dialogue interculturel (CDI) en 2004. Elle sera prolongée par Les Assises de l’interculturalité cinq ans plus tard. Sa mission, assez semblable à l’initiative antérieure, est de formuler des recommandations au gouvernement en vue de renforcer la réussite d’une société basée sur la diversité, le respect des spécificités culturelles, la non-discrimination, l’insertion et le partage des valeurs communes. Les Assises ont notamment dû combler les lacunes de la CDI qui avaient contourné certaines questions difficiles, celle du port du voile notamment. Un chapitre est spécialement dédié à l’enseignement dans le rapport et prend des positions plutôt progressistes.

Mais les recommandations des Assises furent fort contestées dans un contexte politique mouvant et ne connurent guère de suite constructive.  Nous constatons que les intentions formelles d’éduquer à la diversité socioculturelle existent mais quelles concrétisations connaissent-elles ? Prennent-elles vraiment place au cœur de la formation des enseignants ?

Et sur le terrain ?

Selon le témoignage d’Audrey Heine, spécialiste de la psychologie interculturelle et formatrice du personnel de l’enseignement, la plupart des enseignants rencontrés lors de ses formations disent bénéficier de peu de moyens pour intégrer la thématique de l’interculturalité au sein de l’école et des classes. Et les moments pour leur permettre de penser, débriefer et parler de cette question sont plus rares encore[3].

« Et pourtant la plupart des enseignants rencontrés disent vouloir s’impliquer dans ces processus et développer des habilités dans la gestion des conflits et en communication interculturelle »[4], étant fréquemment confrontés à des incidents critiques[5] dans leur classe.

Analysons de plus près la place réelle de l’interculturel dans les cursus de formation. À partir de 1993, la Cellule de scolarisation en milieu multiculturel du ministère de l’Education charge le Service de développement et d’évaluation de Programme (SEDEP) et le Centre Bruxellois d’Action Interculturelle (CBAI) de construire une approche cohérente de la formation initiale et continue des professionnels confrontés à la multiculturalité dans les écoles fondamentales. Cependant, explique Audrey Heine, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (MRAX), dans son Cahier de revendications 2009[6], met l’accent sur le fait que ces formations « n’ont pas permis d’installer durablement et profondément un changement de cap ».

La réforme de l’enseignement mise en place en 2000 par la ministre Dupuis visait à intégrer la question de la diversité culturelle dans la formation initiale des instituteurs et des régents. La démarche est volontariste mais la proportion des temps de cours dédiés à cette matière trop ténue. Il en va de même dans le contenu de l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur où l’approche interculturelle prend trop peu de place, sinon dans le domaine du français langue étrangère où le public cible est composé exclusivement d’étrangers. Insistons aussi sur le fait que le bagage théorique perd de son sens s’il n’est pas confronté au vécu d’expériences concrètes.

Le manque de formation au dialogue interculturel peut inciter les professeurs à adopter une approche neutre, insistant sur les ressemblances sans relever les différences spécifiques des élèves. Cette démarche s’apparente au mécanisme de certaines écoles cherchant un compromis sur des valeurs de base pour permettre le vivre-ensemble, laissant ainsi de côté la richesse des différences.

Compte tenu de la configuration multiculturelle de notre société actuelle, il est anormal qu’on ne dédie pas une place plus importante à une pédagogie interculturelle active transversale à tous les cours et destinée à tous les élèves, peu importe leur(s) culture(s). Le sujet est certes sensible et les divergences nombreuses mais la réflexion doit se poursuivre et s’orienter vers la mise en place, dans la préparation des enseignants et en classe, d’un questionnement identitaire plus profond.

Sur une pédagogie interculturelle

Xavière Remacle, formatrice en communication interculturelle, plaide en faveur d’un programme interculturel qu’elle qualifie de néo-humaniste car davantage axé vers les sciences humaines[7] dans toutes les matières. L’objectif de la pédagogie interculturelle qu’elle soutient est d’élargir les horizons des élèves pour qu’ils deviennent des citoyens du monde. « Former des citoyens du monde n’est pas neutre idéologiquement, cela suppose de considérer l’étranger comme un autre citoyen, mon égal et reconnaître dans toute culture humaine, une valeur intrinsèque, comme le préconisait Lévi Strauss »[8], explique Xavière Remacle. L’approche dépasse les savoirs et implique le développement d’un savoir-être dans le rapport à autrui et à la différence. Il s’agit de répondre aux chocs culturels qui se manifestent en classe plutôt que de les ignorer. Il faut aider les élèves à mettre des mots sur les différences et les ressemblances dans les situations spontanées de la vie scolaire.

L’auteure entend placer la recherche identitaire au centre de la démarche pédagogique. Il faut aider les élèves à se situer dans une société de plus en plus complexe et ne pas les enfermer dans une définition identitaire figée. La pédagogie interculturelle perçoit également le caractère relatif du cadre de référence scolaire et met l’accent sur les relations avec l’extérieur et surtout avec la famille.

Se décentrer par rapport à soi-même pour mieux se tourner vers l’autre est une démarche interculturelle essentielle. Elle doit prendre la forme d’un « processus réciproque d’adaptation et de co-inclusion visant à produire un monde commun »[9]. La pédagogie progressiste qu’expose Xavière Remacle se veut simplement être en phase avec le monde actuel, resituant l’école comme un lieu de passage entre famille et société adulte, mais représente pourtant une profonde réforme de l’enseignement.

 


[1] http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:31977L0486:FR:HTML

[2] http://www.cbai.be/revuearticle/675/

[3] HEINE Audrey, « Diversité culturelle à l’école : Quand les profs s’en mêlent », dans Agenda interculturel du CBAI, n°295, 2011.

[4] Ibid.

[5] Défini par Margalit Cohen Emerique comme une « situation conflictuelle qui se produit entre deux individus culturellement différents placés en interaction dans une situation sociale ». Cohen Emerique, M. (1999), Le choc culturel. Revue Antipodes, 145, 3-31

[6] Le MRAX (2009). Cahier de revendications du MRAX sur les discriminations dans l’enseignement. http://www.mrax.be/IMG/Cahier_de_revendications_MRAX_300409.pdf

[7] Remacle Xavière, « Pédagogie interculturelle », dans Echos, n°67, http://www.cbai.be/resource/docsenstock/formation/Ble_67_Xaviere_Remacle.pdf

[8] Ibid.

[9] Marc André, « Pour une action interculturelle », dans Migrations, 2012, http://www.migrations-magazine.be/les-numeros/7-integration-un-horizon-a-partager/item/127/127 

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