Racisme et relations internationales

Rédigé le 20 décembre 2018 par : Benjamin Peltier

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L’angle avec lequel le racisme est abordé est toujours celui des discriminations subies dans nos sociétés. Pourtant le racisme, en tant que système de pensée (souvent inconscient) impacte notre lecture du réel dans beaucoup d’autres domaines.

Cette analyse va chercher à expliquer comment les représentations racistes ici en Occident impactent la lecture du monde et des conflits qui le traversent. Ceci aurait pu être abordé au départ de plusieurs types de racisme : comment par exemple le racisme anti-Noir.e.s nous rend relativement insensibles à la violence inouïe qui agite l’est du Congo depuis des années. Mais cette analyse se penchera plutôt sur les conséquences de notre islamophobie dans notre appréhension de certains conflits et lecture d’enjeux internationaux.

A la mi-août, l’ONU sortait un rapport affirmant que la République Populaire de Chine détenait plus d’un million d’Ouïghour.e.s en détention dans des camps de « rééducation »[1]. Cet emprisonnement en l’absence de toute charge s’inscrit dans le cadre d’une action « anti-terrorisme » de la Chine. Les Ouïghour.e.s sont une minorité musulmane de l’ouest chinois. Leur désir d’autonomie, en a toujours fait une cible de répression pour Pékin. Que cet emprisonnement de masse durant lequel elles/ils subissent coups, violences et tortures, ne suscite aucune réaction en Europe est pour le moins interpellant. Cet évènement est sans équivalent dans le monde et dans l’histoire récente.

Au même moment, l’ONU toujours, utilisait le terme glaçant de « génocide »[2] pour évoquer les agissements du pouvoir Birman vis-à-vis de sa minorité musulmane, les Rohingyas. Cette minorité musulmane de Birmanie est l‘objet de violence systématique de la part du régime militaire : 700.000 Rohingyas[3] ont été chassés vers l’étranger alors que 10.000 autres se faisaient massacrer. Leurs villages et leurs champs ont été détruits et le retour leur a été interdit. De nouveau cela s’est fait dans une relative inaction des occidentaux et de leur opinion publique. 

Depuis sept ans que le conflit Syrien fait rage, aucune réelle solidarité ne s’est tissée avec la société civile syrienne. Les seules solidarités « efficaces » semblent avoir été celles concernant les « chrétiens d’Orient ». La Belgique, par exemple, a donné la quasi intégralité de ses visas humanitaires à des syriens de confession chrétienne. Quand on sait que ce sont les syriens musulmans qui sont le plus l’objet de persécutions par le régime et ceux qui accusent la plus grande part de victimes dans le conflit, en valeur absolue et relative, ce choix pose naturellement question.

Ces trois exemples sont tous emblématiques et récents. Mais on aurait pu en citer beaucoup d’autres : la Centrafrique, la Tchétchénie, la Bosnie,… Pourtant il semble que dans l’inconscient occidental, la religion la plus persécutée de par le monde est le christianisme. Un bref exercice de recherche sur le net le prouve : tapez « religion la plus persécutée » et vous trouverez en tête le christianisme. Parfois, dans une moindre mesure, le Bouddhisme. A l’inverse, l’Islam n’est jamais perçu comme une religion persécutée mais plutôt comme persécutante. La vérité est probablement que vouloir faire un classement de la religion la plus persécutée n’a aucun sens. Si ces dernières années, les chiffres plaident plutôt pour l’Islam, sur le long terme, on peut affirmer sans trop de problèmes qu’elles ont toutes été tour à tour, et suivant les lieux, bourreau et victime.

Pourquoi cette difficulté à penser que des musulman.e.s puissent être persécuté.e.s ?

Construction historique d’une image des religions par l’Occident

La religion chrétienne s’est bâtie sur une image de persécution. C’est en effet dans ce contexte qu’elle a vu le jour : c’est bien autour du supplice de la crucifixion que va s’organiser la représentation du christianisme. Plus tard, c’est autour de la figure du martyr (martuV : le témoin) que va s’organiser la dévotion. Un « bon chrétien » est un chrétien persécuté qui meurt pour sa foi. Comme c’est cet imaginaire qui structure la pensée, on l’amplifie au point que le sentiment qui domine est que les communautés chrétiennes auraient, jusqu’à l’édit de Milan proclamant la liberté religieuse, été constamment et massivement persécutées. Pourtant lorsque l’on s’intéresse à l’histoire, on constate que ce n’est pas entièrement vrai. Il y a eu des périodes de persécution (sous Néron notamment) et des périodes de tolérance. La persécution des chrétiens n’a jamais atteint celle que les juifs, par exemple, subirent à la fin du premier siècle. Il est estimé que sur les 300 ans qui séparent la mort du Christ de la conversion de Constantin, l’empire romain païen aurait tué quelques milliers de chrétiens[4]. Yuval Noah Harari raconte dans son livre bestseller « Sapiens » que les catholiques ont tué plus de protestants durant le seul massacre de la nuit de la Saint Barthélémy le 24 aout 1572, que l’empire romain païen n’a tué de chrétiens en trois siècles de persécution.

A l’inverse, quand l’Islam va voir le jour, c’est sur une image de conquête militaire que cela va être d’abord vécu et perçu. En effet, en l’espace d’un siècle ils vont conquérir une bonne partie du pourtour méditerranéen. Pourtant, l’Islam ne va connaitre que deux grandes périodes d’expansion par les armes : le premier siècle de l’Hégire et la conquête Ottomane des Balkans, principalement au 15e siècle. Durant le reste de son histoire, le monde musulman, à l’image de l’ « Europe chrétienne », connaitra surtout des guerres internes. Mais malgré tout, jusqu’à aujourd’hui, cette idée nous imprègne. Ainsi, l’islamophobie a comme caractéristique de présenter les musulmans comme une menace : ils auraient comme objectif d’envahir l’Europe, d’imposer leurs traditions, d’opérer un « grand remplacement » de la population. Ces idées étant fortement ancrées en occident, il est très difficile de concevoir que les musulman.e.s puissent être opprimé.e.s de manière massive et structurelle de par le monde.

Création d’un récit conforme à nos attentes

Ce prisme déformant ainsi ancré dans l’inconscient occidental, l’actualité va être rapportée en s’y conformant, venant ainsi encore davantage renforcer le schéma de pensée. Ainsi, l’histoire d’Asia Bibi est en ce sens assez révélatrice. Cette chrétienne pakistanaise persécutée par la justice de son pays après avoir été accusée de blasphème a fait l’objet d’une couverture médiatique assez unique pour un cas d’atteinte aux droits humains dans un pays lointain. Si on ne peut que se réjouir de l’intérêt porté à cette affaire, il ne faut pas manquer non plus de s’interroger sur les conséquences de cette focalisation quasi unique sur le cas des chrétiens persécutés et/ou des musulmans persécuteurs. Si cela contribue à créer ou plutôt à accentuer un climat anti-musulman en Europe cela doit nous poser question. Notamment aussi sur notre incapacité à comprendre des situations d’oppression qui ne correspondent pas à ce prisme. Ainsi en 2015 quand une vague de réfugiés syriens arrive en Europe, il est intéressant de voir que pour une majorité de Français[5], mais il y a fort à parier que c’est la même chose ailleurs en Europe, c’est l’Etat Islamique qui est la cause principale qui pousse les Syriens sur les routes de l’exode. Il y a une incapacité à concevoir que le régime syrien, qui se proclame laïc, puisse en fait être un acteur davantage violent que le groupe terroriste qui lui se revendique de l’Islam. Ainsi durant cette année 2015, le régime sera responsable de 10 fois plus de morts que Daech[6]. Et une enquête réalisée auprès des réfugiés syriens par une université Allemande montrera bien que la grande majorité de ceux-ci affirme bien fuir avant tout la violence du régime syrien[7]. Cette vision biaisée du monde nous rend donc incapables de correctement appréhender des enjeux qui se jouent à l’international, et a aussi comme conséquence une terrible déshumanisation des sujets. Cette vision est aussi le reflet d’un rapport de l’Europe au monde qui est encore fortement imprégné du passé colonial qui fut le sien.

Les lunettes de l’antiracisme : un outil indispensable pour la compréhension de l’international

Il est en soi tout à fait normal que notre cerveau soit structuré par des schémas de pensée qui le poussent à l’erreur. Le problème est plutôt que face aux faits, nous nous obstinons malgré tout dans notre erreur d’analyse. Comme si nous donnions davantage de poids à nos grilles pré-établies qu’à la réalité du terrain. L’antidote à cela serait, non pas de tenter vainement de supprimer tout biais, mais plutôt de travailler notre conscience vis-à-vis de l’existence de ceux-ci. Lorsque nous appréhendons un conflit ou une situation lointaine, prenons toujours la peine de nous poser la question suivante : quels sont les présupposés, notamment racistes, que j’ai en moi et qui me poussent à déjà me faire une image mentale de la situation avant même d’avoir vraiment été confronté aux faits dans leur précision ? Une fois que nous aurons donné une réponse à cette question, une voie fragile s’ouvre vers une lecture décolonisée du monde.

[7]Heiko Giebler “Survey amongst Syrian refugees in Germany”, https://www.adoptrevolution.org/en/survey-amongst-syrian-refugees-in-germany-backgrounds/ 

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