Réforme de l’Islam : pratiquer une césarienne sur un champ de bataille

Rédigé le 17 novembre 2016

Taille de police réduire police agrandir police

Directeur d’Enar (European Network Against Racism), Michaël Privot est aussi un observateur attentif – en même temps qu’un acteur engagé – des transformations de l’Islam occidental. Il nous livre ici l’état de ses réflexions sur les clivages qui traversent la communauté musulmane belge suite à la vague d’attentats récents.

Signe des temps : Comment résumer les débats intra-musulmans qui ont eu lieu en Belgique – et dans le reste du monde – consécutivement aux attentats de Paris et Bruxelles ?

Michaël Privot : Il faut d’abord signaler que, pour l’observateur attentif, de nombreux débats existaient déjà avant les vagues d’attentats. Je dirais que le moment-clé est surtout celui des exécutions filmées d’otages occidentaux par Daech, vers la fin 2014, et le mouvement #NotInMyName qu’il a suscité. Ce dernier, particulièrement porté par les musulmans de deuxième et troisième générations en Occident, entendait lutter contre l’appropriation de notre foi commune pour justifier des actes barbares. Il faut cependant reconnaître que c’est surtout un mouvement occidental, qui a été beaucoup moins marqué dans les pays de tradition musulmane.

Ensuite, en ce qui concerne les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher, la réaction s’est marquée en deux temps. Il y a eu tout d’abord la sidération, comme dans l’ensemble de la société et, de manière plus spécifique, la peur des représailles contre les communautés musulmanes installées en Occident. Ceci dit, une condamnation généralisée  a suivi, très rapidement – dans les 24 heures –  par tout ce que la Communauté compte comme organisations de la société civile et personnalités médiatiques. C’est le premier temps.

Le second est celui de la discorde provoquée par la « manifestation des hypocrites » du 11 janvier 2015 à Paris, qui voit de nombreux chefs d’État défiler pour défendre la liberté d’expression, alors même qu’une bonne partie d’entre eux n’est pas particulièrement connue pour la respecter dans leur propre pays. Beaucoup de musulmans refusent alors de s’associer à l’événement – pour des raisons par ailleurs compréhensibles –, ce qui contribue malheureusement à brouiller le message.

Un autre phénomène dont on parle peu est celui de la perte de foi ou de la conversion : Il existe une partie de la communauté dont le dégoût vis-à-vis des actions de Daech va jusqu’à la remise en question de leur foi musulmane, et donc à l’agnosticisme, l’athéisme ou à la conversion – notamment à l’évangélisme.

SdT : Comment analyser les débats autour de la responsabilité de chacun dans les événements en Syrie et en Irak et les attentats chez nous ?

MP : Il y a évidemment une double responsabilité : celle de la société majoritaire qui, à force de ségrégation, d’exclusion et d’horizons bouchés a pu faire apparaître la perspective nihiliste de Daech comme attrayante pour certains jeunes. Mais il faut aussi s’interroger sur les discours propagés par certains imams, responsables associatifs et militants. Et là, les échos à cette demande de réflexion sont très divers : certains dirigeants religieux se rendent compte de leurs responsabilités même si peu ont le courage de l’imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, qui a explicitement reconnu ses erreurs passées et le rôle qu’elles ont pu jouer dans la radicalisation.

À côté de cette remise en question, il existe chez beaucoup un refus de principe d’envisager l’idée qu’il puisse exister ne fût-ce qu’un rapport entre, par exemple, les Frères musulmans, le salafisme, ou tout simplement l’Islam, d’une part, et la radicalisation violente, de l’autre. Ceux-là ont beau jeu de rappeler que les oulémas salafistes condamnent fermement Daech. Mais il y a quelque chose de l’ordre du déni dans l’affirmation selon laquelle « tout ça n’a rien à voir avec l’islam ». Certes la vague contemporaine de radicalisation se fait dans les rues et sur Internet et pas dans les mosquées. Mais quand, dans leur parcours de radicalisation, les jeunes passent – immanquablement – par la mosquée, ils n’y trouvent rien de pertinent, susceptible de les arrêter sur ce chemin : les mosquées ne radicalisent pas mais elles ne préviennent pas non plus la radicalisation dans la mesure où la plupart des imams ne comprennent rien à la société où ils habitent et où ils prêchent. En outre, les justifications juridiques de Daech sont folles mais elles sont rigoureuses : on ne peut pas nier leur rationalité islamique interne. Elles mobilisent par ailleurs, dans tout le corpus de l’islam, les mêmes outils que la majorité des oulémas de l’islam majoritaire. Au nom de quel critère, dès lors, le musulman lambda peut-il décider de qui articule la « bonne » version de l’islam ?

Le wahhabisme, la théologie qu’un flot de pétrodollars a réussi à rendre majoritaire, est à l’origine une idéologie politique et une volonté de reprendre contrôle sur la société dans un contexte colonial bien particulier. Aujourd’hui, il a eu les moyens de pousser dans les marges le malikisme [une des quatre madhhab, écoles classiques du droit musulman sunnite, majoritaire en Afrique du Nord et de l’Ouest : NDLR] et l’hanafisme [la plus ancienne des maddhab, particulièrement représentée chez les musulmans non arabophones, en Turquie, Afghanistan, Pakistan, etc. : NDLR]. Ce que le musulman de base pense être l’islam est en fait un sous-produit de cette idéologie salafiste, dont il ne reste qu’une grammaire religieuse débarrassée de son contexte politique d’apparition, mais véhiculant toujours son imaginaire de polarisation et hiérarchisation sociétale à propos des purs et des ennemis de Dieu, et donc du musulman. Ce constat est hélas vrai pour beaucoup de familles installées chez nous, qui ne sont pas radicalisées pour autant, mais qui ont une vision à la fois erronée et restrictive de leur religion. Ce fonds symbolique est très peu questionné et c’est cette absence de questionnement qui fait en sorte que les réponses à Daech et les condamnations qui lui sont adressées tournent à vide et demeurent largement inopérantes, tout en lui fournissant un formidable terreau de représentations dans lequel il n’a plus qu’à injecter un message de violence politique. Ceci ne revient pas à dire que rien ne bouge et qu’il n’y a pas d’espoir : des mouvements et des signes d’espoir existent également. Je pense évidemment à la voix des penseurs et/ou théologiens minoritaires qui proposent des tentatives de refondation de la grille d’interprétation majoritaire : des Rachid Benzine, des Tareq Oubrou, ou encore tout près de chez nous, des Saïd Derouiche ou Hicham Abdel Gawad, etc. 

Mais il y a aussi des signes encourageants du côté des instances officielles. C’est par exemple le cas du communiqué de l’Exécutif des musulmans de Belgique suite à la tuerie d’Orlando. Ça peut n’avoir l’air de rien, mais voir l’homophobie condamnée par l’Exécutif constitue pour moi un pas significatif dans le direction du décloisonnement. En outre, il existe des espaces de réflexions et de discussions où la parole se libère et où la demande de réforme peut s’articuler. Je pense par exemple à un groupe Facebook, nommé « Radio hihi (Regards critiques) » qui a déjà plus de 800 abonnés. Après tout, il n’y a pas que Daech qui puisse profiter des réseaux sociaux. Certains voudraient que le débat puisse être mené en interne, à l’abri des regards.

Mais à l’heure de Twitter, ce genre de conditions n’est plus envisageable. Le moment n’est certes pas le meilleur mais il n’y en aura plus jamais de bon. La réforme de l’islam est à la fois nécessaire et urgente. La faire advenir revient à peu près à devoir pratiquer une césarienne au milieu d’un champ de bataille mais nous n’avons hélas plus le choix, il en va de la survie de l’islam lui-même en tant que spiritualité.

SdT : Quels sont les contours de ce nouvel Islam que vous appelez de vos vœux ?

MP : Il faut avant tout développer l’idée qu’on peut être musulman autrement et que l’Islam peut être autre chose qu’une grammaire de frustration. Les deuxième et troisième générations sont beaucoup plus bloquées par cette frustration que la première – ce qui constitue une preuve paradoxale d’intégration, à savoir qu’elles sont confrontées au quotidien entre leurs aspirations d’Européens comme tous les autres et une religion construite comme leur en interdisant l’essentiel. Elles sont demandeuses de ce genre de propositions et de débats mais l’offre est insuffisante. Si, suite à l’initiative de Jean-Claude Marcourt, on avance sur la formation des imams, mais qu’il n’y a pas d’environnement pour recevoir cette nouvelle parole, ça n’aura servi à presque rien.

Il faut aussi tenir compte du fait que très peu de sociétés et de communautés musulmanes sont dans une position de fierté apaisée vis-à-vis d’elles-mêmes. Leurs conditions de vie objectives ne correspondent pas au sentiment de supériorité que le salafisme leur a inculqué, ce qui génère un cocktail détonnant – au sens propre. Pour réduire ce fossé – dans les deux sens – il faut en quelque sorte donner de l’air aux communautés musulmanes, notamment via des politiques d’égalité des chances, pour sortir du syndrome de la citadelle assiégée et ouvrir un espace pour ces débats impératifs sur l’islam d’aujourd’hui.

Sdt : Que peuvent faire d’autre les non musulmans pour encourager cette transformation ?

MP : Il s’agit évidemment de lutter contre l’islamophobie qui rend évidemment le débat intra-musulmans encore plus malaisé dans la mesure où elle accroît le sentiment de peur : le développement de l’islamophobie est d’ailleurs un des principaux ressorts de la rhétorique de Daech et sans doute un des plus efficaces. On ne se rend pas assez compte à quel point beaucoup de musulmans vivent dans la peur : en fait, chacun sous-estime la peur d’en face.

Or, un des éléments clés, c’est l’encouragement à la vie sociale en dehors de la communauté. Seul ce type de « sortie en dehors de la zone de confort » permet de se rendre compte des apories du discours majoritaire au sein de chaque « communauté » en se confrontant au réel vu au travers des yeux de l’autre : le monde paraît trop cohérent quand on n’en sort pas. C’est ce risque de la rencontre qu’il faut pouvoir favoriser à tous les niveaux.

Les communautés chrétiennes, peuvent, plus spécifiquement, aider à cette réforme via le partage de l’approche critique des sources qui a permis à une grande partie d’entre elles de se débarrasser d’une série de conservatismes et d’archaïsmes. Cela passe notamment par l’organisation d’espaces de rencontres qui puissent permettre un transfert de savoirs, et notamment ceux qui aideraient les musulmans à mieux comprendre la période de transformations que vit l’Islam. Mais cela passe également par l’inclusion des musulmans dans les débats éthiques contemporains.

De manière générale, on ne peut évidemment pas demander à une minorité d’effectuer le même travail que la majorité qui dispose de ressources bien plus importantes. Pour utiliser une métaphore, je dirais que l’allumage du moteur doit venir de la majorité mais que les musulmans ont une responsabilité fondamentale dans la manière dont ils useront de l’espace qui leur sera offert.

 
 


 

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter