Gérer la diversité culturelle pour fonder un projet de société commun

Rédigé le 10 juin 2008 par : Céline Bullman

Taille de police réduire police agrandir police

Prenant acte des tensions et difficultés découlant de la diversité culturelle toujours plus importante dans nos sociétés –du fait, notamment, de la globalisation-, il nous semble que la question qui doit à présent se poser est la suivante : comment composer avec cette diversité afin d’élaborer de nouvelles règles du « vivre ensemble » ? Sur quelles valeurs souhaitons-nous fonder l’appartenance d’individus aux identités culturelles différentes à une même société ? C’est, au fond, la question de la définition de la citoyenneté dans nos sociétés post-modernes globalisées, qui est ici posée.

On peut ainsi distinguer trois grandes tendances dans les réponses apportées à cette nécessité de redéfinir un projet du vivre ensemble dans les sociétés multiculturelles[1]. Chacune comporte ses avantages et ses écueils. La première, dite assimilationniste, impose aux « étrangers » d’adhérer à des valeurs présentées comme universelles, dans la sphère publique, et relègue les particularismes culturels dans la sphère privée. Nous retenons de cette approche sa volonté d’inscrire tous les citoyens dans un rapport d’égalité. La seconde, dite communautarienne, tend à valoriser les identités culturelles et appartenances communautaires, et à appliquer un traitement différencié aux groupes et aux individus en fonction de ces identités et appartenances. Retenons de cette tendance son respect des différences culturelles, avec une attention particulière à l’égard des minorités. A ces deux approches s’ajoute une troisième, dite interculturelle, qui se fonde directement sur la réalité du terrain : les interactions entre individus ou groupes culturellement différents. C’est à travers l’interaction, avec le support de méthodes telles que la médiation interculturelle, que se construit le projet commun de société. Nous retenons de cette approche sa dynamique citoyenne et participative ; le projet politique s’élabore à partir des citoyens, pour être appuyé et non imposé par les instances publiques.

BePax considère dès lors qu’un projet de « vivre ensemble », sous-tendu par des valeurs de non-violence et de paix, ne pourra s’élaborer qu’à travers la prise en compte de trois principes, tels que retenus de ces différentes approches : l’égalité des uns et des autres, le respect des différences et la participation citoyenne.

Une source d’inspiration hors de nos frontières : le cas du Québec

C’est au cours de nos démarches exploratoires sur le thème des enjeux de la multiculturalité que nous avons pris connaissance d’une initiative intéressante au Québec : une commission de consultation sur des pratiques juridiques d’harmonisation liées aux différences culturelles, pratiques reprises sous le terme d’accommodements raisonnables[2]. Les principes d’égalité, de respect des différences et de participation citoyennes se retrouvent au cœur de ce processus consultatif.

L’accommodement raisonnable est un principe juridique qui vise à combattre les discriminations indirectes pouvant résulter de l’application stricte d’une règle ou d’une loi en apparence « neutre ». En cela, il découle de l’application des chartes des droits et libertés canadienne et québécoise. A titre d’exemple, le fait de réserver des places de stationnement au seul usage des personnes handicapées relève de ce principe. Il importe d’y voir non pas un traitement de faveur mais bien un aménagement de la règle qui permette une égalité de fait entre les individus. En effet, il est probable qu’un nombre considérable de lieux ne seraient pas aussi aisément accessibles aux personnes handicapées si elles devaient « comme tout le monde » chercher à se garer, parcourir la distance qui sépare la place trouvée du lieu vers lequel elles se rendent… Si le cas semble simpliste, le principe demeure pourtant identique quand il s’agit de traiter de problématiques plus complexes telles que les demandes d’harmonisation liées à des pratiques religieuses. En somme, en reconnaissant l’égalité des citoyens dans leurs différences, on admettra que la règle de l’égalité impose dans certains cas un traitement différentiel.

L’accommodement raisonnable, comme obligation juridique, touche le secteur privé comme le secteur public. Tout citoyen québécois peut en principe adresser une demande d’accommodement, pour autant que cette dernière soit raisonnable, c’est-à-dire qu’elle doit relever d’un motif de discrimination reconnu[3], ne pas entraîner de contrainte excessive (comme par exemple, un coût démesuré ou une mise en danger d’autrui) et favoriser l’intégration et le dialogue plutôt que la marginalisation ou le repli sur soi. Enfin, le demandeur a tout intérêt, au cours de la procédure, de faire preuve d’une « culture du compromis » plutôt que de se montrer intransigeant. Il est intéressant de noter que la grande majorité des accommodements, cependant, ne prennent pas la voie des tribunaux mais plutôt la voie citoyenne qui, au lieu de dresser deux parties l’une contre l’autre, tend à privilégier la négociation et la recherche du compromis. On parle alors d’ajustement concerté.

La crise des accommodements et la création d’une commission de consultation

Depuis quelques années, la controverse sur la question des accommodements au Québec s’est intensifiée, atteignant son paroxysme au cours des années 2006 et 2007. Le mécontentement et les craintes de toute une partie de la population québécoise se sont exprimés dans les médias, les rubriques de courrier des lecteurs, sur les « blogs » : les accommodements, accordés par les juges à tour de bras au bénéfices d’étrangers qui ne souhaitent pas s’intégrer, menaceraient l’ordre social et les valeurs québécoises les plus fondamentales telles que l’égalité homme-femme, la langue française et le principe de la laïcité. Le besoin d’un réel débat citoyen, encadré par les pouvoirs publics s’est fait sentir à un point tel que le Premier Ministre du Québec annonçait le 8 février 2007 la création d’une commission de consultation chargée de dresser un état des lieux des pratiques d’accommodements ayant cours, d’en analyser les enjeux et de mener une large consultation de la population sur le sujet, afin de formuler des recommandations à l’attention du gouvernement.

La commission a mené ses travaux durant une année complète, de juin 2007 à juin 2008. Elle a notamment commandé 13 recherches à des spécialistes issus de différentes universités, tenu 4 forum nationaux avec plus de 800 participants, siégé dans 15 régions différentes, enregistré des centaines de témoignages et des centaines de milliers de visites sur son site internet. Qu’en est-il ressorti ? Que la crise des accommodements demeurait très largement une crise fondées sur des perceptions et non des faits. Aucune augmentation significative du nombre d’accommodements accordés par les tribunaux n’a été enregistrée au cours des dernières années. En revanche, une médiatisation accrue de certains cas, dont les faits étaient souvent distordus, a amené la population à considérer les accommodements ou ajustements en cause comme illégitimes et menaçants à l’endroit des valeurs fondamentales de la société québécoise. Et par là, ils ont contribué à la propagation d’un sentiment très négatif à l’égard du principe de l’accommodement lui-même. 

Les entretiens avec les gestionnaires d’institutions et les acteurs de terrain, intervenants de première ligne en cas de demande d’ajustement ou d’accommodement, ont en revanche montré que si ces derniers étaient toujours en demande d’une clarification des principes du « vivre ensemble », à titre de balises pour guider leur action, ils avaient cependant acquis une solide expérience dans le domaine de l’harmonisation. Par conséquent, leur capacité à juger du bien-fondé d’une demande mérite, selon le rapport, la pleine confiance de la population québécoise.

Que nous enseigne le débat québécois sur les pratiques d’accommodements ?

Derrière l’apparente crise des accommodements, c’est un questionnement identitaire plus profond d’une partie de la population francophone québécoise qui s’est exprimé. Nous pouvons constater que sa réappropriation par les médias ou certains élus a donné lieu à une dérive du débat.

Ainsi, comme le décrit la professeure Marie Mc Andrew[4], par des mécanismes de dichotomisation (eux/nous), d’infériorisation (nos valeurs sont supérieures) et de généralisation des images négatives produites à l’ensemble des minorités culturelles (les Québécois francophones constituant le groupe majoritaire au Québec), les attitudes générées et les valeurs qui les sous-tendent (xénophobie, discrimination, dévalorisation) sont exactement celles qui bafouent les libertés fondamentales contenues dans les chartes. Autrement dit, les plus virulents détracteurs des accommodements raisonnables, ceux-là mêmes qui annoncent le péril des valeurs fondant la société québécoises, sont aussi ceux qui piétinent ces valeurs au détriment du débat démocratique.

Nous pensons que ce questionnement identitaire correspond à ce qu’Albert Bastenier, sociologue, a décrit sous le terme d’insécurité culturelle[5], cette peur de la perte ou de la dilution des valeurs considérées jusque là comme des éléments fondamentaux de l’identité culturelle, lors de la mise en présence de groupes culturellement différents. Il était donc nécessaire pour les responsables politiques québécois de prendre en charge les difficultés exprimées par une partie de leurs concitoyens. Cette nécessité a été soulignée par des personnalités du monde académique à plus d’une reprise en amont de la procédure de consultation[6]. Le principal enjeu étant de permettre, au moyen d’un débat démocratique (en l’occurrence, la commission de consultation), la négociation d’un projet commun de société pour et par les Québécois et ce faisant, de favoriser la restauration de la confiance, cet « ingrédient nécessaire des sociétés multiculturelles »[7].

Ainsi, après examen de la crise, les présidents de la commission reviennent sur le modèle de l’interculturalisme québécois qui, selon eux, « s’efforce de concilier la diversité ethnoculturelle avec la continuité du noyau francophone et la préservation du lien social »[8]. Ce modèle est défini selon plusieurs principes, notamment l’acceptation par les membres du groupe culturel majoritaire tout comme ceux des groupes culturels minoritaires, de la transformation progressive de leur culture par le jeu des contacts et des interactions entre les différents groupes. Ce principe nous semble particulièrement important. En effet, la majorité culturelle tend souvent à se comporter comme si « intégrer » revenait à convertir les individus porteurs d’identités culturelles différentes à ses valeurs, illustrations d’une configuration culturelle définitivement figée et validée. Or ceci correspond plutôt à une approche assimilationniste. Une démarche d’ouverture, en vue d’une société globalement intégrée, comporte nécessairement une prise de risque : les influences qu’auront, les unes sur les autres, les différentes cultures en présence. Nous notons par ailleurs que dans la perspective québécoise, les différences culturelles n’ont pas à être refoulées dans la sphère privée, de manière à ce qu’elles puissent être connues et apprivoisées par tous.

Cette réflexion menée par les différentes personnes ayant contribué à la démarche consultative constitue assurément une base sur laquelle les débats ultérieurs sur une culture citoyenne commune québécoise pourront s’appuyer.

Qu’en est-il en Belgique ?

La Belgique n’est bien sûr pas en reste, que ce soit en matière de multiculturalité ou d’initiatives de dialogue interculturel. Cependant, comme l’a montré notre étude « Comprendre et agir dans la société multiculturelle »[9], ces actions sont encore souvent le fait d’associations plus que de politiques publiques. Il arrive aussi que les instances communales soient plongées de fait dans l’action interculturelle quand elles doivent gérer les questions d’organisation des cultes (et des pratiques qui y sont liées), de conflits de voisinage, les maisons de quartiers…

L’expérience québécoise peut-elle nous éclairer ? Il est évidemment difficile de comparer la diversité culturelle au Québec avec celle rencontrée en Belgique. Pour des raisons historiques tout d’abord, le passé colonial de la Belgique, que ne partage pas le Québec, est un facteur déterminant sur l’origine des populations immigrées présentes sur notre territoire. Par ailleurs, nous avons connu plusieurs vagues d’immigration économique. Enfin, la politique d’immigration sélective adoptée par le Canada n’a pas son correspondant chez nous. D’autre part, ainsi que le montre le rapport de la commission consultative, il importe de prendre en compte le rapport « majorité/minorité » à différents niveaux. L’inquiétude identitaire des québécois francophones s’inscrit aussi dans la position qu’ils occupent : minorité à échelle nationale (Canada anglophone) mais majorité à échelle du Québec. Dans le cas de la Belgique, il va sans dire que les appartenances communautaires voire régionales et les remous que ce thème connaît depuis des années ont une incidence certaine sur le rapport des « Belges » aux autres groupes culturels.

BePax pense cependant qu’une initiative d’ampleur nationale, à l’image de la commission de consultation québécoise, serait nécessaire et souhaitable. En ce qu’elle permettrait sans doute de procéder à l’état des lieux des valeurs partagées par l’ensemble des citoyens ; celles qui, au-delà des différences, fondent l’égalité de tous et le projet commun de société. Il est en effet important que la société belge s’interroge sur le projet d’intégration qu’elle souhaite défendre.

Nous souhaitons que ce questionnement se fasse à la lumière des principes d’égalité de fait, de respect des différences et de participation citoyenne ; conditions nécessaires à l’élaboration d’un projet de « vivre ensemble » visant à la paix et à la cohésion sociale. Une telle initiative devrait autant que possible donner la parole à la population et faire entendre la voix des personnes marginalisées  par leur origine culturelle ou leur situation socio-économique. Le monde associatif peut, à cet égard, jouer un rôle important. Nous attendons à ce propos davantage d’informations concernant l’organisation des « assises de l’interculturalité », telles que s’y était engagé le gouvernement dans son accord du 18 mars dernier[10].

 


Cette analyse a fait l’objet d’un article dans notre trimestriel, Signes des Temps, de septembre 2008.


 

[1] Ces informations proviennent du site internet du CBAI, en particulier le Manifeste pour l’action interculturelle rédigé par le formateur Marc André. : http://www.cbai.be/formation/docs_en_stock.html . Elles se retrouvent également dans le « Livre Blanc du dialogue interculturel » réalisé par le Conseil de l’Europe en 2008 : http://www.coe.int/t/dg4/intercultural/Source/White%20Paper_final_revised_FR.pdf

[2] Nous nous basons principalement sur le rapport abrégé réalisé par les présidents de cette commission, Charles Taylor et Gérard Bouchard « Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation » disponible en ligne à l’adresse suivante : http://www.accommodements.qc.ca/

[3] C'est-à-dire une atteinte à l’une des libertés garanties par les chartes des droits et libertés canadienne et québécoise. Citons par exemple, la liberté de conscience et de religion, la liberté d’expression, la liberté d’association, l’interdiction de discriminer en fonction du sexe, de l’origine ethnique et de la religion…

[4] Mc Andrew, Marie, « Des balises pour une société ouverte et inclusive » dans Options Politiques, Septembre 2007. Le thème principal du numéro de septembre 2007 de cette revue canadienne était celui du débat sur les accommodements raisonnables.

[5] « Comprendre et agir dans la société multiculturelle », BePax, Etude 2008.

[6] Voir par exemple le numéro de Septembre 2007 de la revue canadienne « Options Politiques »  http://www.irpp.org/fr/po/index.htm

[7] « La confiance, ingrédient nécessaire des sociétés multiculturelles » est une analyse de BePax, disponible sur notre site : http://www.bepax.org/pages/publications.htm. Cet enjeu est précisé de manière explicite à la page 98 du rapport abrégé de la commission.

[8] Charles Taylor et Gérard Bouchard, rapport abrégé « Fonder l’avenir. Le temps de la réconciliation », p. 42-44

[9] « Comprendre et agir dans la société multiculturelle », BePax, Etude 2008.

[10] Point 6 de l’accord de gouvernement conclu entre les négociateurs CD&V, MR, PS, Open Vld et cdH du 18 mars 2007.


Illustration : Apollon

 

 

 

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter