Sudalisme. Détour empirique et émergence d’un concept - Partie 3

Rédigé le 21 décembre 2021 par : Jérémie Piolat

Blanchité Migration Islamophobie

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Jérémie Piolat nous raconte comment un terrain de recherche dans un milieu ambigu et une écriture d’abord essentiellement descriptive de ce qu’il observe peuvent parfois nous aider à faire émerger de nouveaux concepts et à élargir et préciser le sens de ceux que nous avons l’habitude d’utiliser.

Ce que le concept de « sudalisme » nous permet de visibiliser

Evidemment, ce que je nomme le sudalisme est indissociable du racisme. Mais il ne lui est pas assimilable. Regarder certains faits à partir du prisme ou concept de « sudalisme » ne permet pas de visibiliser les mêmes choses que le prisme du terme « racisme ». Le Sudalisme ne dit pas : « il y a trop Arabes, de Noirs et de Turcs en Belgique ». Il dira que les Arabes, les Noirs et les Turcs sont issus de sociétés et communautés plus archaïques, moins éduquées, moins intellectuelles que celles – énoncée comme - occidentales.

Même s’il est indissociable des racismes (discursif, structurel, systémique), le sudalisme – comme l’orientalisme - ne leur est pas assimilable. Il en est une des principales nourritures. Il nourrit le racisme discursif et le racisme structurel et il s’en nourrit en retour. Le sudalisme instaure symboliquement des groupes et des vies moindres dont la mise en danger devient alors inévitablement, de fait plus supportable que la mise en danger des vies euro-descendantes ou blanches.

Même sous sa forme la moins offensive, le sudalisme invisibilise les savoirs, conceptions, pratiques et cultures extra-occidentales et entretient ce que le sociologue portoricain Ramon Grosfoguel nomme « le fondamentalisme euro-centrique »[1]. En présence de tout discours « sudalisant », aucune perspective décoloniale n’est concevable. Car il n’y a pas de décolonialité possible sans ouverture aux modes extra-occidentaux de penser et concevoir le monde et l’avenir[2]

Ce que j’ai nommé le « sudalisme », désigne donc un ensemble de postures discursives – pouvant s’incarner dans des actes – en vertu desquelles les populations migrantes et issues du Sud (ou perçues comme telles) se retrouvent identifiées essentiellement et d’abord à un ensemble de manques, de vides et également parfois de menaces, et toujours, quoiqu’il en soi, de retards civilisationnels, moraux, coutumiers et intellectuels. En ce sens, je désignerai le sudalisme, apparaissant au sein des milieux de l’alphabétisation, mais observable aussi sur de nombreux autres terrains, comme le geste par lequel se fabrique l’invention et l’énonciation spontanée des caractéristiques présupposées des populations des Suds ou des extra-occidentaux ; caractéristiques imposant et justifiant la domination inévitable voire souhaitable de l’Occident, le suprématisme blanc, et l’eurocentrisme.

Le sudalisme est à appréhender moins comme une idéologie que comme un savoir - ou son erzatz – car c’est ainsi qu’il est vécu par ceux qui en empruntent les contours, comme un outil, comme un argumentaire plus ou moins documenté, mais toujours dans le dessein de démontrer la supériorité civilisationnelle de l’Occident. Il est l’imaginaire et la culture inconsciente et spontanée - ou si l’on préfère la branche culturelle et imaginaire - de la défiguration raciale, qu’elle se manifeste sous forme de discours, de pratiques ou de manière d’organiser l’ordre social.

L’identification du sudalisme révèle plusieurs opportunités d’actions. J’en évoquerai ici trois :

  • Permettre à certains euro-descendants de conscientiser leur disposition à inférioriser spontanément et tranquillement les Suds, les conséquences violentes de cette disposition, leur point commun avec des penseurs et polémistes ennemis, et de se positionner éventuellement.
  • Visibiliser la source principale du sudalisme : l’ignorance quasi absolue des réalités culturelles, politiques et intellectuelles des Suds. Cette prise de conscience de l’ignorance qui l’actionne malgré lui, et de la manière dont elle est entretenue, génère parfois un intéressant état d’angoisse chez les « sudalisants » qui peut leur donner envie de s’ouvrir pour en sortir.
  • Inviter les euro-descendants euro-ancrés ou euro-centrés à prendre conscience et connaissance des épistémès et des ressources culturelles, politiques et intellectuelles des Suds, de leur influence sur ce que nous appelons spontanément la pensée occidentale, et du rôle incontournable qu’elles vont jouer et jouent déjà dans les défis à venir notamment au niveau de l’émergence d’une écologie efficace, car « diverselle » c’est-à-dire ne s’enlisant pas dans l’imaginaire euro-centré qui a généré la catastrophe climatique[3]. J’ai pu constater, par expérience, que la découverte de ces épistémès et ressources des Suds peut produire parfois sur des « sudalistants » un choc violent aux effets positifs.

Pour voir à l’œuvre le sudalisme, le sentir, l’expérimenter et le nommer, il m’a fallu, un temps, ne pas donner de nom à ce que j’observais.

Pouvoir aisthesiste

Mon terrain de recherche m’a permis également de mesurer la puissance de frappe de ce que je nomme le « sudalisme ». Car, sur ce terrain, pourtant officiellement antiraciste, son ancrage est si dense qu’il invisibilise de manière factuellement outrancière les savoirs, ressources et complexités des groupes qui en sont la cible. Effectivement, pendant que circulaient, notamment dans l’association Diane et ailleurs, les pseudos expertises sudalisantes et disqualifiantes sur les migrantes, ces dernières ne cessaient de parler et d’écrire sur, entre autres, l’émancipation des femmes et le rôle qu’y joue leur islamité, sur la socialisation précoce de la petite enfance en Occident et ses dangers, sur leur périple migratoire, sur leur relation sociale et désubjectivante à la nature, sur l’éducation de leurs enfants, sur les moyens de « changer la souffrance en force », sur leur expérience du racisme, et leur inquiétude de l’impact de ce dernier sur leurs enfants.

Et de tout cela, de toutes ces paroles et textes dont l’écoute rigoureuse ne peut que réduire à zéro l’argumentaire sudaliste, quasiment rien n’était entendu, lu, vu ou même supposé[4].

Rien n’était vu non plus – au-delà de la beauté de leurs textes parfois reconnue - de ce que je nomme - le « pouvoir aisthesiste » dont faisaient montre les auteures migrantes, soit le pouvoir de savoir être en intelligence avec ses perceptions, sensations, émotions, et de décrire avec précision ses sensations et sentiments ainsi que ses expériences intimes et violentes (expérience de l’exil et des défigurations raciales, mariage s’étant dégradé), tout en mobilisant un langage riche en vocabulaire et métaphores convoquant souvent des êtres de la nature (fleurs, plantes, pierres, océans, forêts, montagnes) venant prêter leurs formes aux émotions évoquées.

Si j’évoque ce « pouvoir aisthesiste », c’est parce qu’il nous ramène à ce que le texte présent a tenté de mettre en lumière : la nécessité de prêter attention à nos émotions, sensations, à nos expériences brutes et intimes et à la manière dont les dominations s’y jouent ou déjouent parfois  la nécessité de prendre le temps de narrer et décrire avec précision ces expériences et émotions pour, d’une part, penser et nourrir les concepts qui aident à construire et maintenir en élan l’antiracisme politique et les toutes les autres luttes contre les différentes formes de défigurations structurelles et, pour, d’autre part, peut-être forger de nouveaux concepts et approches. Je terminerai donc ce texte en citant un court extrait de l’écrit d’une auteure migrante Raja Mimouna rencontrée sur mes terrains :

« Regarde ces roses, avec des pétales ouvertes[5] , comme des bras qui viennent vers toi pour te consoler, avec son cœur qui sourit pour te faire oublier tes problèmes de la vie. Il faut être comme la rose très belle. Mais elle se défend quand on veut lui faire du mal, avec des épines.

Les épines de roses, elles sont belles et pointues comme les griffes d’un oiseau sculptées sur une branche d’arbre. Les épines son courbées. Quand elles rentrent dans la peau, elles la déchirent »[6].

A partir de cette rose, de sa description rigoureuse, R. Mimouna en venait à analyser de manière implacable la condition d’une femme vieillissant seule, blessée, fatiguée, mais néanmoins redoutablement inspirée, pour avoir décidé un jour, au terme d’un amour qui dégénéra, d’en finir avec toute expérience de domination patriarcale au sein de sa demeure. 

Partie 2


[1] Ramon Grosfoguel,  2010, « Vers une décolonisation des « uni-versalismes » occidentaux : le « pluri-versalisme décolonial », d'Aimé Césaire aux zapatistes, Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, éd. La Découverte, p.119.

[2] C’est ce qu’explicite notamment le sociologue portugais B. De Sousa Santos, in B. De Sousa Santos, 2011, Epistémologies du Sud, in Etudes rurales, n° 187, Paris, éd. de l’EHESS, pages 21-49.

[3] Le chercheur franco-antillais, Malcom Ferdinand, invite ainsi à « penser l’écologie depuis le monde caraïbéen », soit à opérer un « déplacement épistémique des pensées du monde et de la terre au cœur de l’écologie », à partir non de la scène d’un homme blanc « libre » mais de « celle des violences infligées à des hommes et des femmes en esclavage, dominés socialement et politiquement à l’intérieur de la cale du navire négrier ». In Malcom Ferdinand,, 2019, « Une écologie décoloniale », Paris, Seuil, pp. 30-31.

[4] Un bémol quand même : la critique par les migrant.e.s, assez acerbe, de la socialisation précoce des bébés en Occident a rencontré une surprenante tolérance et ouverture de la part de la grande majorité des euro-descendants de mes terrains.

[5] Le mot « pétale » est souvent spontanément féminisé par les femmes et hommes des ateliers que j’ai eu l’opportunité d’animer.

[6] Raja Mamouni, 2014, « Le jardin des mystères », in Douleurs et femmes, dir Jérémie Piolat, Bruxelles, Le GAFFI asbl.

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