Marshall Rosenberg et la communication non violente

Rédigé le 31 mars 2010 par : Nicolas Rousseau

Justice Education Culture

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Que ce soit sur le lieu de travail, dans le cercle familial ou, à plus grande échelle, au niveau sociétal, la violence est aujourd’hui omniprésente. En réponse à cet état de fait, Marshall Rosenberg, docteur en psychologie clinique, a développé, dans le courant des années 1980, le concept de communication non-violente (CNV).

Tout particulièrement axée sur la communication interpersonnelle, la méthode de Rosenberg vise, de manière très générale, une meilleure compréhension de nos besoins essentiels pour permettre de communiquer de manière plus sereine. Dans cet article, il s’agira tout d’abord de décrire en quoi consiste la CNV telle que développée par Marshall Rosenberg. Ensuite, il sera intéressant d’analyser les impacts de cette approche. Enfin, nous nous intéresserons aux critiques relatives à la vision de Rosenberg et tenterons de pousser plus loin la réflexion.

La girafe et le chacal

Marshall Rosenberg définit la CNV de la manière suivante : « C’est la combinaison d’un langage, d’une façon de penser, d’un savoir-faire en communication et de moyens d’influence qui servent mon désir de faire trois choses : la première est de me libérer du conditionnement culturel qui est en discordance avec la manière dont je veux vivre ma vie ; la seconde est d’acquérir le pouvoir de me mettre en lien avec moi-même et autrui d’une façon qui me permette de donner naturellement à partir de mon cœur et la troisième est d’acquérir le pouvoir de créer des structures qui soutiennent cette façon de donner »[1].

Globalement, l’approche de Rosenberg est fondée sur l’affirmation suivante : « Toute critique, tout jugement à l'égard d'autrui n'est que l'expression d'un besoin non satisfait ». A ses yeux, si nous avons appris à parler, nous ne sommes pas pour autant capables de bien communiquer. C’est ainsi que, dans de nombreuses conversations quotidiennes, les désirs de corriger ou de juger sont omniprésents, comme en témoigne l’utilisation massive de phrases débutant par « Tu devrais vraiment … » ou « C’est toujours la même chose ». A l’inverse, la CNV met au cœur des interactions les notions d’écoute et d’empathie. L’objectif consiste à prendre le temps de se rendre compte de nos besoins afin de les formuler de manière claire à l’adresse de notre interlocuteur. C’est alors que ce dernier pourra comprendre le message et tenter d’y répondre de manière appropriée.

Sa méthode s’appuie sur quelques règles fort simples qui permettent de prévenir ou briser la spirale de violence, notamment en donnant le moyen à la personne agressée d’appréhender correctement son interlocuteur. Selon Marshall Rosenberg, nous avons acquis depuis notre plus tendre enfance des mauvaises habitudes de communication, et ce en raison de notre éducation mais également du contexte général sociopolitique dans lequel nous vivons. Il attire notre attention sur la linguistique, sur les mots choisis et les tournures de phrase utilisées dans nos conversations quotidiennes pour démontrer que nous avons très souvent recours à des éléments tels que l’étiquette, le dénigrement, le reproche, le mérite, la comparaison ou encore l’exigence.

Prenons par exemple le cas d’un employé, coincé dans les embouteillages, qui arrive en retard au travail et qui se voit directement réprimandé par le directeur : « Ça ne peut pas continuer, il va falloir changer cela ». Un autre exemple : une maman qui dit de son enfant au sujet de ses résultats scolaires : « C’est fou ce qu’il est fainéant ». Ces phrases, de par l’intonation et la portée des mots utilisés, mettent considérablement en avant une relation asymétrique, liée à l’existence d’un rapport de subordination ou d’une insatisfaction latente. Marshall Rosenberg parle, en évoquant ce type de relation, de « fonctionnement chacal », c’est-à-dire basé sur l'attente et le contrôle et imprégné de culpabilisation. Il insiste dès lors sur l’importance d’utiliser le langage du cœur, axé principalement sur l’empathie, la tolérance, et qui doit nous permettre d’être réellement à l’écoute aussi bien de nos propres besoins fondamentaux que de ceux de notre interlocuteur. Afin d’illustrer ce langage du cœur, Rosenberg utilise l’image de la girafe, qui possède non seulement un grand cœur mais également de grandes oreilles et un long cou, ce qui lui permet de prendre une certaine distance avec les choses.

Quatre étapes essentielles

Très concrètement, la démarche de la CNV telle que la conçoit Marshall Rosenberg se résume en quatre points essentiels :

Avant toute chose, lorsque nous nous retrouvons face à un comportement qui affecte notre bien-être, il est nécessaire d’observer la situation, c’est-à-dire procéder à une description des faits sans jugement ni généralisation. Ensuite, il faut reconnaître le sentiment induit par la situation, prendre conscience de l’émotion suscitée et tenter de la nommer. Marshall Rosenberg insiste ici sur la difficulté que nous avons de trouver les mots justes pour exprimer nos sentiments. De plus, exposer ses sentiments est très souvent perçu comme un aveu de faiblesse dans notre environnement social. Or, selon cet auteur, « montrer notre vulnérabilité en exprimant nos sentiments peut contribuer à résoudre des conflits »[2].

Nous pouvons, dès lors, identifier le besoin sous-jacent, le désir responsable de notre ressenti et rechercher les moyens de le satisfaire. Si les besoins sont à l’origine de nos sentiments, notre éducation ne nous a pas appris à les identifier. Cela explique pourquoi, lorsque nous tentons de les exprimer, nous le faisons souvent avec une certaine agressivité. Dès lors, Rosenberg estime que la reconnaissance et la satisfaction de nos besoins et de ceux de notre interlocuteur constituent l’élément-clé de la CNV. Finalement, il convient d’exprimer une demande à l’autre, dans un langage précis, afin de clarifier les actions que nous aimerions qu’il entreprenne pour satisfaire notre besoin. Cette demande, en plus d’être suffisamment concrète, doit être clairement distincte du besoin identifié. De plus, elle doit aussi être négociable et empreinte d’une autre dimension fondamentale dans le processus : l’empathie, qui permet d’établir un climat de compréhension réciproque au sein duquel les deux interlocuteurs peuvent exprimer leurs besoins.  

Afin d’illustrer l’ensemble de la démarche, prenons l’affirmation suivante : « C’est fou, tu n’es jamais à l’heure ». Si l’on évite de procéder à un jugement ou une évaluation pour se concentrer sur une simple observation, cela peut signifier « Je dois souvent t’attendre lorsque je viens te chercher au bureau ». Les sentiments qui en découlent peuvent être multiples (énervement, résignation, tristesse, …). Le problème qui se pose à cet instant est que si nous nous sentons, par exemple, dénigré, nous procédons à une interprétation de l’attitude de notre interlocuteur qui est peut-être loin d’être représentative de la réalité. Nous devons maintenant cerner le besoin sous-jacent. Dans le cas qui nous occupe, il pourrait se définir comme ceci : « J’aimerais beaucoup ne pas devoir perdre chaque jour du temps à attendre l’autre ». Dès lors, une fois cette étape intégrée, il suffit de formuler une demande, claire mais empreinte d’empathie : « J’aimerais que tu essaies d’être à l’heure car cela m’embête de perdre mon temps ».

C’est ici que Marshall Rosenberg utilise l’image des oreilles de girafe, grandes et ouvertes, par opposition aux oreilles de chacal. Alors que les premières permettent de voir ce qui se cache derrière les mots utilisés, les secondes s’arrêtent à la généralisation hâtive, au jugement et à la critique. Voici un autre exemple pour illustrer ces propos : si une infirmière dit à son patient « vous pourriez arrêter de me sonner toutes les dix minutes, vous savez très bien que je suis débordée », le patient, au lieu de se sentir agressé et dévalorisé, peut entendre derrière cette remarque: « je suis épuisée, cela me peine de ne pouvoir répondre à votre demande, mais j'ai besoin d’un peu de répit ».

Il importe de préciser que ces quatre étapes ne constituent en rien une démarche figée mais bien un processus qui varie et s’adapte aussi bien en fonction des personnes que du contexte socio-culturel.

Les mots et les besoins

Globalement, dans la démarche telle que la conçoit Marshall Rosenberg, le pouvoir des mots est une caractéristique centrale. Comme le titre de son ouvrage l’indique[3], les mots utilisés peuvent tout aussi bien ouvrir des fenêtres de communication entre les gens qu’ériger des murs. Nous vivons dans une société que nous voyons structurée en termes de rapports de pouvoirs et dans laquelle nos actions sont analysées selon un schéma très clair : est-ce bien ou mal, juste ou faux, autorisé ou interdit… La hiérarchisation des relations, que ce soit vis-à-vis des parents, des professeurs, de l’Eglise ou autres, nous pousse vers ce que Rosenberg appelle « un monde chacals », c’est-à-dire un monde dans lequel le jugement et la critique empêchent toute prise de conscience de nos besoins profonds ainsi que ceux des personnes que l’on côtoie. Cela ne signifie pas qu’il soit opposé aux jugements. Au contraire, vivre sans ces derniers est pratiquement impossible : nous en portons lorsque nous pensons que telle action servira mieux nos besoins, lorsque nous choisissons notre nourriture en fonction de ses apports énergétiques ou encore lorsque nous décidons de nous inscrire dans un club de sport pour entretenir notre condition. Par contre, si les jugements personnels destinés à améliorer notre qualité de vie sont indispensables et omniprésents, il convient de les distinguer des jugements « moraux », sources de violence. Ainsi, la question n’est nullement de savoir si une action est juste ou fausse, bonne ou mauvaise mais bien de réfléchir à ce qui motive un tel comportement.

Rosenberg insiste également sensiblement sur la nécessité de différencier nos besoins des stratégies mises en œuvre pour les satisfaire. Si tout être humain a pour point commun de posséder une série de besoins élémentaires, ce sont les moyens que nous choisissons pour y répondre qui sont souvent sources de violence. Un des objectifs majeurs de la CNV, telle que la conçoit Rosenberg, est donc d’amener l’homme à comprendre qu’une stratégie permettant de répondre à ses besoins aux dépens des autres ne permet pas un épanouissement total.

Critiques

Ainsi, la CNV nous apparaît comme un moyen intéressant et efficace pour permettre d’éviter l’émergence de situations violentes. Il est évident que la vision de Rosenberg contient un intérêt indéniable à cet égard. De plus en plus, les formations à la C NV sont suivies par de nombreuses personnes convaincues de ses bienfaits. Thomas d’Ansembourg, auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet dont le plus connu est « Cessez d’être gentil, soyez vrai », a également repris cette méthode.

Malgré cela, une fois que l’on s’intéresse à ce débat, plusieurs critiques et questions reviennent systématiquement et inévitablement sur la table. La première d’entre elle consiste dans le fait que Rosenberg s’appuie presqu’exclusivement sur le langage pour éradiquer la violence. Or, il est indéniable que, d’une part, ce dernier est loin de constituer la seule et unique source de violence, et que, d’autre part, il ne constitue pas non plus le seul moyen d’y faire face.

De manière plus globale, l’approche de Rosenberg est également confrontée à deux limites liées au temps. La première consiste dans la nécessité d’établir une relation de confiance entre les protagonistes, ce qui peut, dans certaines situations, prendre beaucoup de temps. Le raisonnement est identique en ce qui concerne la seconde limite : parvenir à intégrer, comprendre et accepter un tel processus ne se fait pas aussi vite qu’on le souhaiterait. En fonction des personnes et du contexte, la mise en œuvre de la CNV peut prendre plus ou moins de temps. Or, ce dernier tend à devenir une denrée de plus en plus rare aujourd’hui. Par exemple, dans le cas d’une entreprise, il n’est pas certain que le patron consentira à financer le temps nécessaire pour permettre la mise en œuvre du processus.

Enfin, la CNV peut également parfois être source d’un certain « mal-être » temporaire dans le chef des acteurs directement concernés, en ce sens que cette méthode contribue à les bouleverser en modifiant, éventuellement, leur système de valeurs. En effet, pour certaines personnes, mettre à jour et se confronter à leurs émotions et sentiments ne doit pas être chose aisée. Il s’agira dès lors de redoubler d’empathie.

Conclusion et pistes de réflexions

Ainsi, pour Marshall Rosenberg, il nous faut désapprendre ce qui nous a été enseigné depuis notre plus tendre enfance. Cette méthode, reprise par de nombreuses personnes, semble prometteuse, tout particulièrement en ce qui concerne les relations interpersonnelles. L’apport de cette approche est indéniable : en partant de la distinction essentielle entre stratégies et besoins, elle permet la réalisation d’actions concrètes via la formulation d’une demande. Nous pouvons alors découvrir qu’il existe de multiples solutions pour répondre à nos besoins. Certes, toutes ne sont pas optimales mais contribueront bel et bien à l’épanouissement de chacun des acteurs concernés.

A partir de là, il est intéressant de pousser plus loin la réflexion. Certaines questions peuvent se poser quant à l’extension d’une telle approche à des situations plus globales, notamment en ce qui concerne la vaste problématique de l’importation des conflits. En effet, si l’on s’intéresse à des cas de post-conflits, dans lesquels les dimensions historiques, symboliques et imaginaires occupent fréquemment une place prépondérante, la méthode de Marshall Rosenberg apparaît, à priori, plus difficile à mettre en œuvre. D’autres éléments interviennent et rendent plus ardu l’objectif d’établir une relation de confiance entre des personnes profondément affectées par le conflit. Par exemple, dans l’optique de réconcilier des personnes turques et arméniennes pour qui le souvenir du génocide a laissé une cicatrice profonde par le mécanisme de la mémoire collective, il serait intéressant de voir si la mise en œuvre de ce processus peut s’avérer adéquate. Dans des cas comme celui-là, qui sont particulièrement nombreux aujourd’hui, d’autres éléments sont absolument nécessaires pour parvenir à un résultat, tels qu’un contexte mûr et favorable, une reconnaissance claire de sa responsabilité dans les souffrances endurées par l’autre, …

Nous pouvons donc nous demander dans quelle mesure la CNV s’applique à pareilles situations : est-elle efficace ? Doit-elle être menée en parallèle avec d’autres actions complémentaires ? Si, à première vue, Marshall Rosenberg ne semble pas avoir voulu destiner sa méthode à de telles fins, il n’est certainement pas sans intérêt de poursuivre la réflexion.

 


[1] Définition de la CNV par M. Rosenberg – Lausanne septembre 2003 (Traduction par G. Spencer et A. Bourrit).

[2] M. ROSENBERG, Les mots sont des fenêtres ou des murs, Editions Jouvence, France, 1999, p. 69.

[3] M. Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : Introduction à la Communication Non Violente, La Découverte, 2004.

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