Un éclairage sur les sources culturelles de la violence

Rédigé le 16 décembre 2008 par : Albert Bastenier

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Durant l’année 2008, BePax Wallonie-Bruxelles a programmé un forum de discussion consacré à la compréhension des sources culturelles de la violence dans notre société. Il s’agissait là du premier volet d’un programme triennal consacré à une meilleure approche des multiples causes des tensions ou des conflits qui rendent la société non pacifique. Décidé à la suite des travaux du Conseil national de PCWB d’octobre 2007, il était entendu que ce premier parcours, consacré à la dimension culturelle de la violence, serait suivi par deux autres consacrés, en 2009, à la compréhension socio-économique de la violence et, en 2010, à la question de savoir comment rendre les exclus acteurs de paix en fonction de ce qu’aurait appris le travail des deux années précédentes.

 

L’hypothèse de « l’insécurité culturelle »

Lorsque l’on s’interroge sur la façon dont les sources de la violence permanente dans notre société on été traditionnellement comprises, on constate que ce sont deux arguments qui reviennent régulièrement et presque exclusivement. Selon certains, ce qui rend les membres de la société violents se situe principalement dans une cause économique : l’injustice matérielle. Pour d’autres, la source de la violence se situe plutôt du côté d’une intégration sociale hiérarchisée : elle résulte de l’imposition d’une domination politique. Certaines explications combinent entre elles ces deux sources potentielles de la violence. 

Toutefois, au cours des vingt ou trente dernières années, les choses ont quelque peu changé sans que ces deux perspectives perdent de leur force explicative, une troisième a surgi et s’est imposée plus particulièrement à l’attention : celle qui situe l’une des racines de la violence dans les identités culturelles qui, dans notre société, ont pris une importance nouvelle. Cela s’est produit en même temps que commençaient à être massivement perceptibles les effets culturels de la mondialisation qui intensifie les flux migratoires, déplace un nombre considérable de personnes et diversifie de plus en plus leurs origines. Ce qui développe une société de plus en plus multiculturelle. Mais on doit souligner aussi que les sociétés européennes sont entrées dans une période qui peut être qualifiée de « postcoloniale ». C’est-à-dire une période où le ressentiment culturel des anciens colonisés en vient à s’exprimer publiquement sur la scène sociale. Et cela, non seulement au sein des populations lointaines du tiers-monde, mais aussi parmi les immigrés en Europe (dont une bonne part sont d’ailleurs eux-mêmes des ex-colonisés). C’est la période du « black is beautiful » et de la reviviscence de l’islam comme idéologie tiers-mondiste. Et, paradoxalement, c’est une période de ressentiment culturel pour les ex-colonisateurs eux aussi. Car ils se sentent détrônés de leur position dominatrice et ils voient fondre la superbe intellectuelle et morale qu’ils avaient pu s’attribuer sans contestation tout au long de leur épopée colonisatrice et « modernisatrice » antérieure.

Tout cela entraîne évidemment au niveau mondial et au niveau local, dans l’espace international mais aussi dans les pays européens, un nouveau climat culturel et un changement dans les représentations de la société dans laquelle « eux » et « nous » vivons dans une nouvelle proximité. Ce nouveau climat culturel charrie de toute évidence des sentiments chargés, notamment, d’une conception de la violence propre à notre temps. Il s’agit des pensées que l’on découvre en soi face à la perspective d’un éventuel « choc des civilisations », pour reprendre l’expression fameuse de S. Huntington. Mais c’est aussi de l’insécurité face aux identités culturelles et religieuses étrangères présentes ici même, éprouvées comme hostiles et que l’on aimerait expulser de notre champ de vision bien que cela ne soit pas possible. Il s’agit enfin des sentiments de violence contenue qu’éprouvent elles-mêmes les populations nouvelles venues mais jusqu’ici maintenues dans une sorte de sous-citoyenneté marginale.

Socialement parlant, les différentes cultures mises en présence l’une de l’autre ne sont pas égales entre elles, ni revêtues de la même dignité. Il y a des cultures qui confèrent de la puissance sociale et d’autres qui confinent dans la subalternité sociale. On craint aussi leur réaction et on observe les débordements épisodiques de la délinquance et des émeutes que nourrissent leurs jeunes générations. Ainsi, tant au niveau local qu’international, la rencontre des cultures ne peut pas être considérée comme pacifique et, pas plus dans ce domaine que dans celui des rapports économiques, il n’y a lieu de s’attendre à l’équilibre dans la balance des paiements. 

Sans céder aux deux penchants que sont, d’une part, la volonté d’atténuer la gravité des faits (ce ne sont que des « petites incivilités » qui s’expliquent par la marginalité socio-économique), ou, d’autre part, la volonté d’en gonfler le péril (ce sont les symptômes inquiétants d’une nouvelle criminalité qu’il faut stopper à tout prix par la « tolérance zéro »), il faut chercher à comprendre le contexte socio-culturel contemporain de l’insécurité et de sa violence potentielle. Comprendre non pas pour banaliser, mais pour se rendre capable de mieux y répondre. C’est-à-dire autrement que par la seule répression, qui est sans doute parfois nécessaire, mais qui n’agit pas sur les causes et ne constitue en définitive que la mise en œuvre réactive d’une autre violence.

L’une des questions à élucider aujourd’hui est donc de savoir si, pour une part d’elle-même, l’indéniable violence qui se déploie dans un nouveau contexte culturellement chargé, relève exactement de ce que la catégorie traditionnelle de la criminalité permet de comprendre et que l’exigence de sécurité publique, qui est le gage du lien social, ne peut omettre de réprimer. Car il est bien évident que, et nous en sommes bien conscients, au sein des segments les plus fragiles et les plus exposés de la société belge elle-même, celui ou celle dont la vie dans son quartier est devenue insupportable à cause des agressions dans la rue (ne fût-ce que verbales), des vols dans sa maison, des provocations brutales, de la présence des dealers de drogue, des menaces ou des bagarres entre jeunes, se sent en insécurité en plein cœur d’un Etat réputé de droit. Or, c’est là un type particulier d’insécurité et de violence qui se diffuse dans une société en principe pacifique, civilisée et expressément régie par le droit. Mais c’est aussi et en même temps la manifestation d’un conflit qui demeure caché à l’intérieur d’une société dans laquelle certains -principalement les nouveaux venus de l’immigration- ne trouvent pas leur place. Et, pou nous, il est clair que l’on ne contribuera pas à leur donner cette place à laquelle ils aspirent en multipliant le nombre de caméras de surveillance, de gardes de sécurité, de couvre-feux pour mineurs ou en abaissant l’âge pénal de la culpabilité. 

Ne faut-il pas admettre que la différence culturelle joue un rôle central dans tout cela puisque, sans la faire intervenir, on ne comprend pas pour quelle raison la réduction au statut de citoyen de seconde catégorie est principalement le lot des individus d’origine étrangère. C’est-à-dire les membres des nouvelles minorités, culturellement différents de ceux qui constituent la majorité « culturellement indiscutable ». Il ne viendrait évidemment à l’esprit de personne de nier la composante socio-économique, le manque d’emploi, la relégation dans les quartiers dégradés et dans les « écoles poubelles » qui sont d’importantes composantes qui pèsent sur le statut subalterne des populations d’origine étrangère et qui font d’elles des « êtres à part ». Mais en proclamant le devoir qu’il y aurait de mettre un terme ou ne fût-ce que des limites à ces discriminations, ne fait-on pas déjà, directement ou indirectement, référence à la dimension culturelle de cette situation ? Ainsi, ce qui est à penser au sujet des discriminations qui se perpétuent au cours de la période postcoloniale ne concerne pas uniquement des injustices économiques ou politiques.

C’est pourquoi, dans les sociétés européennes devenues muticulturelles, aucun projet politique démocratique ne saurait plus être conçu désormais sans développer une dynamique de la confiance qui sorte les uns et les autres de l’insécurité qui découle, parmi la population anciennement établie, de la crainte qu’inspirent les nouveaux arrivants, et, parmi les populations nouvelles venues, du ressentiment à l’égard de ceux dont elles attendent la reconnaissance de leur propre dignité. Car la confiance - qui est une forme particulière du sentiment de sécurité - intervient à la manière d’un ingrédient indispensable de la vie collective. Elle constitue un lubrifiant essentiel des relations sociales parce qu’elle est dotée des mêmes vertus que la routine : l’automaticité de son fonctionnement permet que se déroulent de façon habituelle et prévisible un grand nombre de rencontres et d’activités de la vie quotidienne qui, sans cette confiance, sont fréquemment des occasions de crainte ou d’agressivité. L’établissement d’une confiance suffisante est précisément ce qui, par le dépassement des appréhensions que l’étrangeté inspire, permet la reconstitution du tissu social qui était partiellement défait et qui demande d’être reconstitué.

Confrontation avec l’expérience du monde associatif

Cette vision des choses, qui cherche à comprendre les sources de certaines formes spécifiques de la violence dans la société actuelle, a fait l’objet, au cours de l’année 2008, de divers échanges organisés par BePax. Ceci sur base d’une invitation à plusieurs rencontres adressée  aux représentants du monde associatif. A partir de l’expérience vécue par diverses associations en principe concernées par la thématique de la violence dans différents milieux sociaux (aide aux jeunes, aux démunis et marginaux, aux femmes maltraitées, personnes âgées, populations issues de l’immigration etc.), elles étaient conviées à débattre, notamment de « l’insécurité culturelle » comme source actuelle de la violence.

Un premier enseignement qui ressort de ces rencontres est que le thème de la « violence culturelle » n’apparaît pas comme fort mobilisateur pour le monde associatif : seules 7 associations sur les 58 invitations lancées ont manifesté leur intérêt. Faut-il en conclure qu’il s’agit d’un symptôme de ce que cette thématique est ignorée ou étrangère aux préoccupations du monde associatif ?

Il faut noter surtout que, lorsqu’ils expriment librement leur perception des sources de la violence dans la société belge, les représentants des associations font apparaître une forte convergence d’avis sur ses causes : les méfaits violents de l’insécurité ont une cause essentiellement socio-économique. Néanmoins, et secondairement, un affaiblissement de la source normative des conduites (ce qui est tout de même une dimension culturelle) intervient également. L’insécurité est ainsi tout d’abord associée à la précarité et à l’imprévisibilité économique de l’existence. C’est la non maîtrise de leur trajectoire matérielle qui est centrale pour beaucoup de gens et qui suscite leur éventuelle violence ou celle des autres. Il s’agit donc essentiellement d’une insécurité sociale, celle de vivre dignement son présent et son avenir au travers d’une impossibilité à satisfaire ses besoins élémentaires.

Remarquons qu’une dimension multiculturelle de la vie sociale est rarement mise en évidence comme pouvant être à la source de l’insécurité et de la violence.

La méconnaissance de « l’autre » dans la société multiculturelle et les « replis identitaires » sont rarement pris en compte. Plus même, lorsqu’on fait remarquer la chose, la réaction est largement celle d’un déni : dans le « monde populaire » il n’y a pas de refus de cohabitation ni d’hostilité créatrice de tensions culturelles à l’égard des « autres » (les immigrés). Pour les représentants du monde associatif, les problèmes d’insécurité et de violence sont intimement et quasi exclusivement associés au vécu de l’inégalité et de l’injustice socio-économique. Ceci au point qu’aucune distinction n’est opérée par eux entre violence et injustice. Les termes sont confondus. Selon ce schéma « classique » de réflexion, tout se passe comme si on ne parvenait pas à admettre qu’il puisse y avoir des sources culturelles à la violence. Ainsi, « l’insécurité culturelle », c’est-à-dire la méfiance ou le manque de confiance entre les membres d’une société pourtant largement multiculturalisée par la présence de nombreux immigrés, paraît ne jouer aucun rôle dans notre société.

Par contre, l’avis suivant nous a souvent été mis en évidence (à tort ou à raison), dans le monde populaire et marginalisé, les « faibles » sont essentiellement victimes d’une « violence administrative » : les institutions publiques ou même certaines associations d’aide subsidiées par les pouvoirs publics chargées de répondre aux besoins de ce public très fragilisé, fonctionnent au travers d’une conception bureaucratique et réglementaire de leurs prestations. C’est seulement en cela que l’on pourrait dire qu’une violence culturelle est exercée sur les plus faibles. Car les réponses fournies par les pouvoirs publics sont éprouvées le plus souvent comme inadéquates et ne répondant pas ou mal aux demandes qui leur sont adressées. On y applique aveuglément des règlements généraux et abstraits au « bénéfice » de personnes peu préparées à en comprendre la logique complexe. Si l’on veut réellement venir en aide à ces personnes, il faut comprendre qu’elles ne peuvent être soutenues que si on manifeste un respect suffisant à l’égard de leur dignité. Ces personnes sont déjà suffisamment humiliées dans leur vie quotidienne pour que ne vienne pas s’ajouter ce qui est vécu par elles comme du mépris à leur égard et que manifestent tout autant l’absurdité des règlements, fréquemment évoquée, que le bureaucratisme des agents chargés de les appliquer.         

Conclusion

Il résulte de notre travail et de ce constat que, tout se passe comme si la société était organisée selon un clivage insurmontable entre, d’un côté, de pures victimes de l’injustice sociale et, de l’autre, des agents bureaucratisés d’institutions incapables de prendre réellement en charge ni les situations humaines concrètes et particulières qui leur sont soumises, ni les sources de l’injuste violence dont sont victimes les faibles. Au mieux une partie du monde associatif parvient à mettre de « l’huile dans les rouages », mais elle se heurte au mur de l’absurdité d’une société administrée de manière aveugle. C’est le fait de cette situation sans solution qui permet de comprendre que les faibles cherchent, par une forme de violence à eux, à manipuler à leur tour les institutions sociales inadéquates.

Mais tout cela s’avère assez éloigné de l’hypothèse de départ relative à « l’insécurité culturelle » dans la société contemporaine. Doit-on conclure que cette hypothèse est fausse ou de portée seulement marginale ? Ou bien faut-il penser que, bien que cette hypothèse soit importante, on demeure aveugle à son sujet ? Elle serait irrecevable parce que trop chargée d’affects culpabilisants ou idéologiquement suspects parmi les « militants » au service du monde populaire ?  

 

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