Vol-au-vent, carbonnades et racisme

Rédigé le 30 avril 2020 par : Anne-Claire Orban

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En décembre dernier, nous avons rencontré Fatima Llouh, co-fondatrice de l’agence TIQAH. Créée il y a 5 ans, cette agence d’étude des consommateurs, basée sur la recherche et la stratégie clients, guide les entreprises dans la production ou l’amélioration de leurs produits afin de toucher les marchés dits ethniques. Et d’accroitre ainsi leur chiffre d’affaire.

Comment est née votre agence ? Nous partons du constat qu’au début, il y avait une population musulmane principalement ouvrière. Aujourd’hui, ce sont des citoyens qui désirent être reconnus et entendus dans la société ! Ils désirent être pris en compte dans l’offre commerciale des magasins. De plus, nous sommes persuadés que la diversification de l’alimentation est une richesse. Cela va élargir le quotidien de tous les belges ! Puis, sans les produits provenant de l’étranger, il n’y aurait plus aucun choix dans les grandes surfaces. Les magasins seraient vides.

Bref, notre objectif est de faire du produit de consommation, un lien entre les communautés ethniques et communautés belge-belges.

Avez-vous un exemple de mission menée ? Le meilleur exemple est notre travail avec la société SPA. L’entreprise nous a interpellés car l’eau pétillante ne se vendait pas sur les marchés ethniques. Les populations ethniques boivent de l’eau plate ou des sodas colorés pour les fêtes, mais pas d’eau pétillante. Suite à notre enquête auprès de ces populations, TIQAH propose à SPA d’ajouter des nouveaux goûts, plus proches de ceux des répondants : le cactus et le gingembre. L’entreprise SPA a ajouté ces goûts à ses eaux aromatisées et au final, ça profite à l’ensemble des consommateurs car les belgo-belges sont tout autant tentés par ce nouveau goût ! Les consommateurs ethniques et belgo-belges en profitent, ils sont reliés par le produit.

De manière générale, beaucoup de gens aimeraient qu’il soit normalisé d’acheter des produits ethniques, sans devoir se rendre dans un rayon spécifique d’un grand magasin. S’ils doivent se rendre dans le « rayon ethnique », ils se sentent mis à l’écart. Alors la plupart des gens préfèrent éviter les grandes surfaces, et se rendre dans des petites épiceries de quartier.

Quelles sont les motivations et les réticences des employeurs faisant appel à vos services ? C’est clair que les entreprises désirent accroitre leur chiffre d’affaire : comment toucher plus d’audimat, comment vendre plus de produits, etc. Mais au début, elles ont peur de perdre des clients. Elles se disent que si elles accueillent une nouvelle population, elles risquent d’en perdre une autre. Nous, on leur répond qu’elles vont juste perdre les extrémistes, de chaque côté. Ceux qui désirent des produits « purs » belges ou « purs » musulmans. Par contre, elles vont gagner énormément de nouveaux consommateurs modérés, qui représentent l’ensemble de la population belge. Au fur et à mesure, les marques comprennent que diversifier les produits, leur permet de toucher de nouveaux consommateurs. L’exemple du SPA cactus est le plus parlant, aujourd’hui, on peut acheter le SPA cactus partout !

En Belgique, il y a beaucoup de réactions face à la labélisation « halal ». Quel intérêt pour les entreprises de labéliser leurs produits « halal » ? Le marché halal rapporte énormément aux entreprises. Par exemple en Belgique, le marché de la viande halal rapporte 2 milliards d’euros par ans ! 10% de la population rapportent 2 milliards d’euros par an ! Bien sûr que les entreprises désirent toucher les consommateurs musulmans. En plus, les populations musulmanes vivant en Belgique aujourd’hui ont grandi à côté de plats « belges », comme le vol-au-vent, les carbonnades, qu’elles ont aussi envie de goûter. Elles n’ont plus simplement envie de manger ce qu’elles connaissent, comme des tagines ou du couscous. Elles ont envie de découvrir de nouveaux plats. La jeune population musulmane est prête à consommer tout cela, si on lui propose une version « halal » du vol-au-vent par exemple.

Il faut se dire que ce n’est pas un jour, 5 musulmans barbus qui ont décidé tout cela. Ces extrémistes détestent les mélanges et ils prônent de n’acheter que dans les magasins tenus par des musulmans et surtout ne pas aller manger ou acheter des produits « occidentaux » auxquels on ne peut pas faire confiance, etc. Les extrémistes musulmans détestent la mixité. Ce n’est certainement pas ce type de profil qui revendique la labélisation de produits belges ! La labélisation, c’est un choix purement économique.

TIQAH choisit l’intégration par le marché en développant de nouveaux produits plus inclusifs. D’une part les entreprises ont besoin de ces conseils pour avancer et développer leurs parts de marché, d’autre part, ces mêmes entreprises ne désirent pas que leur démarche d’ouverture aux marchés ethniques soit trop mise en avant, par peur, peut-être, d’être taxées de favoriser l’islamisation du marché... L’exemple du Sirop Halal était emblématique de ce fantasme d’islamisation du marché par les entreprises. Une recette inchangée, une certification acquise depuis plusieurs années, mais des débats violents lors de la reconduction de la certification il y a quelques années. Entre nécessité d’ouvrir leur marché et peur d’être taxées de favoriser l’islamisation, les entreprises se sentent coincées. Pourtant, comme le mentionne Fatima Llouh, elles ne prennent le risque que de perdre un faible pourcentage de consommateurs, pour en gagner un bien plus large.

Achat en ligne, symptôme du manque d’inclusivité

L’intégration par le marché, telle est la devise de l’agence TIQAH. Loin des parcours d’intégration et des évènements désirant accroitre la mixité sociale, la jeune agence pense les choses de manière beaucoup plus pragmatique. L’intégration et la création de liens par la consommation. Elle ne s’arrête pas à l’alimentaire mais conseille aussi les chaines de télévision, les magasins de cosmétiques, de vêtements, de recyclage, etc. Ce désir de pousser à la création de produits inclusifs est tout à fait innovant et peu répandu. Cette démarche est pourtant bien nécessaire.

Dans un enregistrement audio de « Kiff ta race », la journaliste Rokhaya Diallo, ouvrait les yeux sur ce même constat dans le monde des cosmétiques. Dans ces magasins, souvent le rayon « cosmétique ethnique » se trouve confiné dans un coin de la pièce, comme si cela devait être caché, ou en tout cas, peu mis en valeur. De plus, la plupart des vendeuses ont la peau claire. Peu sont outillées pour répondre aux demandes de personnes afrodescendantes ou métisses qui désireraient sublimer leur visage.

Même constat pour les chaînes de vêtements, les consommatrices musulmanes portant le voile ne trouvent aucune conseillère outillée pour penser le foulard comme accessoire de mode ou pour inclure le foulard dans une tenue habillée. Et ceci, en plus de sentir parfois un regard lourd peser sur elles car elles portent un foulard et qu’elles ne seraient pas spécialement bienvenues dans ces enseignes de vêtements.

Résultats selon les enquêtes de TIQAH ? Une importante masse de produits achetés en ligne par la population féminine musulmane. Un manque à gagner pour les entreprises belges. Et un symbole fort du racisme structurel qui pèse dans notre société.

Un pan peu connu du racisme structurel

Depuis plusieurs années, Bepax tente d’ouvrir les yeux des citoyens et décideurs sur le racisme structurel qui impacte les personnes racisées ou issues de l’immigration. Nous pointons le manque de voix de personnes racisées dans les médias, un traitement de l’information à tendance raciste, la violence de certaines manifestations culturelles comme le Père Fouettard ou le Sauvage de Ath, notamment auprès de jeunes afrodescendants, les images à caractère raciste portées par les publicités, les discriminations à l’emploi, au logement, dans l’enseignement, mais aussi les mécanismes d’ethnostratification tendant à cantonner les personnes racisées aux postes les plus précaires dans les entreprises ou dans des secteurs moins valorisés, etc. Cette analyse nous ouvre les yeux sur un nouvel espace du racisme structurel, un espace que nous ne considérions pas encore jusqu’à présent : le marché. Le fait que les personnes racisées désirent acheter en ligne plutôt que dans les enseignes de vêtements par exemple illustre le manque d’inclusivité du marché. Marché que nous côtoyons tous les jours et où la plupart des personnes blanches ignorent les multiples agressions subies par les populations racisées, les poussant à fuir les enseignes qui sont censées être « du côté de la vraie vie » des citoyens. C’est ici le propre du racisme structurel : sévir de manière presqu’invisible aux yeux des populations blanches, et violente pour les populations racisées. Et le marché ne fait pas exception.

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