« Vol Spécial » ou comment faire un cinéma politique pour dénoncer les centres fermés

Rédigé le 4 mars 2013 par : Laure Borgomano

Taille de police réduire police agrandir police

« Vol Spécial » le dernier documentaire du cinéaste suisse Fernand Melgar, présente la vie quotidienne à l’intérieur du centre de rétention administrative « Frambois », près de Genève .
Les détenus – des étrangers devenus « illégaux » faute de documents de séjour valables – peuvent y être maintenus pendant 18 mois, avant d’être renvoyés malgré eux dans leur pays d’origine, la plupart du temps par « Vol Spécial » c’est-à-dire un vol spécialement affrété et pour lequel ils sont traités comme de dangereux prisonniers, entravés de façon si dure que certains en meurent.

En ce sens, la Suisse, qui a adhéré au règlement de Dublin en 2004 par un accord d’association, poursuit une politique comparable à celle des Etats membres de l’Union européenne, dont la Belgique.

Mais avant cela, il y a Frambois, un centre de détention vraiment unique : des conditions matérielles « confortables » - aucune surpopulation, les chambres, individuelles, contiennent frigo et télévision , la nourriture est abondante et saine, la salle de sport et la salle commune sont propres et bien équipées -, un personnel nombreux (13 personnes pour 25 pensionnaires) - et bien formé , traitant les détenus avec politesse et dignité, la possibilité de voir famille et avocats de façon régulière… mais une prison quand même : les détenus peuvent circuler librement de 9h à 21h mais sont enfermés pour la nuit, barreaux et grillages sont partout présents. 

Le film à sa sortie a fait l’objet d’interprétations contrastées : certains ont pu penser qu’en présentant un tableau « idyllique » de la détention, le cinéaste s’en faisait le défenseur. D’autres se sont inquiétés des réactions possibles des électeurs xénophobes, mécontents de voir qu’autant d’argent puisse être dépensé pour des étrangers qu’on renvoie finalement chez eux alors que les prisonniers suisses sont  moins bien pourvus[1]…D’autres enfin ont vu dans l’attitude respectueuse du personnel de Frambois le signe d’une ultime manipulation : en traitant humainement les détenus, les gardiens leur enlèvent leur dernier droit, celui de la révolte contre leur condition.

Pourtant l’intention de Fernand Melgar, lui-même fils d’émigré espagnol et auteur de plusieurs autres documentaires dénonçant la politique d’immigration et d’asile de la Suisse est tout autre[2] : son film dénonce de façon magistrale que la démocratie n’a pas besoin de gens cruels pour être inhumaine. 

De fait, ce documentaire est un modèle de construction d’un film politique. C’est le système même du film qui tout en donnant à voir le quotidien de la vie à Frambois oblige le spectateur à s’interroger sur le « pourquoi » de cette situation et dévoile la cruauté de la violence institutionnelle. Et cela sans jamais recourir à la voix off ni à des insertions de texte didactique, si courants dans les documentaires et les reportages.

Dans cet univers aseptisé où chacun, comme le dit le Directeur, doit rester « propre sur soi », c’est d’abord la bande sonore qui témoigne de la violence de la prison : bruits sursaturés de clés qui tournent dans les serrures, de portes qu’on ferme, échos sonores caractéristiques des prisons et des lieux collectifs, vrombissements d’avions survolant le centre, prémonitoires du départ forcé auxquels les détenus seront pour finir confrontés.

La violence institutionnelle se donne également à voir dans le cadrage des scènes : la majorité des scènes est filmée en plans rapprochés : un ou deux personnages dans le plan, pris à hauteur du buste, coincés dans le cadre comme ils le sont à Frambois, prisonniers et personnel ou policiers enfermés dans la même réalité quotidienne. Ainsi des scènes où l’on voit les Kosovars Rachid puis Fatmir coincés dans l’auto policière qui les emmène à l’aéroport.

Dans cet univers carcéral mais ripoliné, la révolte des détenus se donne peu à peu à voir. Elle éclate dans la confrontation entre Pichou, un prisonnier congolais, et le policier vaudois venu lui demander de se préparer à un départ forcé : d’abord filmée en champ/contre-champ, procédé qui met alternativement le spectateur à la place du détenu puis du policier, comme pour épouser successivement leur point de vue respectif dans une sorte de match nul fataliste, la scène change soudain subtilement de sens : la caméra se recule, dévoilant les deux personnages filmés de profil dans le même cadre, dans un face à face théâtral, d’une grande violence. Le spectateur est alors contraint de prendre position : qui a raison, Pichou clamant sa révolte contre des lois qui le contraignent à quitter un pays d’accueil où il a femme, enfant, travail ou le policier expliquant qu’il ne fait qu’appliquer la loi et n’est pas là pour la contester?  C’est bien de contestation d’un ordre injuste qu’il s’agit. Après la mort d’un Nigérian au cours de son expulsion, les détenus discutent entre eux et dénoncent les rapports de force inégaux nés de la post-colonisation.

In fine, le spectateur ne peut rester indifférent. L’objectif de Melgar n’est pas de le faire compatir à la souffrance des détenus – rendue perceptible dans leur regard perdu ou angoissé – ni aux problèmes de conscience d’un personnel humain mais appliquant la loi. Il est de le faire réfléchir sur l’absurdité et l’injustice de la politique d’asile et d’immigration. Pour cela, il place le spectateur dans une position constamment inconfortable. Ainsi, à de nombreuses reprises, la caméra est placée derrière un membre du personnel, au point que le spectateur a l’impression de s’identifier à lui. Il y a d’ailleurs peu de scènes filmées dont le personnel est absent, directement ou indirectement, ce qui accentue chez le spectateur l’impression d’être partie prenante de leurs décisions. Ainsi en va-t-il des réunions de personnel, notamment de celles dans lesquelles se prépare le départ en Vol spécial, ce qui accentue chez le spectateur l’idée qu’il est complice d’un complot fatal. Et de fait, c’est bien de cela qu’il s’agit : en votant des lois injustes, violant des droits fondamentaux, dont le droit d’asile et le droit à une vie familiale, le spectateur/citoyen est renvoyé à ses contradictions et à ses responsabilités.

Le film se conclut sur une note pessimiste. En dépit de la mort d’un Nigérian, les départs en « Vol spécial » continuent. Ils continueront tant que les lois ne seront pas changées, sous l’impulsion des citoyens.

« Vol spécial », détenteur de nombreux prix et présenté avec succès dans plusieurs festivals,  n’est malheureusement pas distribué en Belgique. On peut cependant le voir en DVD, de même que les précédents films de Fernand Melgar. La qualité de ce film et les questions qu’il soulève en font un support de choix pour tous ceux qui s’interrogent sur la politique européenne d’immigration et d’asile. C’est également un excellent instrument de réflexion pour ceux qui sont appelés à travailler dans les centres de détention : travailleurs sociaux, médecins, psychologues, tous confrontés à une situation impossible, dans laquelle l’éthique professionnelle se heurte à la violence et à l’injustice des lois[3].

 


[1] La construction a coûté 3 millions d’Euros et le coût annuel par détenu est estimé à 124 000 euros.

[2] Voir en particulier son précédent documentaire « La Forteresse » 2009, sur le centre d’accueil des demandeurs d’asile de Valbonne

[3] Cf Dossier pédagogique du CIRE sur Vol Spécial, fiche 7 : L ‘impossible mission des travailleurs sociaux ». Le CIRE est disponible pour animer un débat sur  le film. Contacter Laure Borgomano : lborgomano@cire.be 

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés.
Accepter