À Bruxelles et à Tunis, on ne pardonne pas ! Et ailleurs ?

Rédigé le 19 octobre 2017 par : Anne-Claire Orban

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« Ni oubli, ni pardon pour la colonisation ! » entend-on ici à Bruxelles, « Non au Pardon ! » entend-on là à Tunis ! Dans une situation post-conflit comment assurer la paix au sein d’une population divisée ?

À Bruxelles, des collectifs de citoyens s’insurgent contre les lieux de mémoire dédiés à la période coloniale. Pour eux, ces lieux doivent être contextualisés afin de mettre en lumière les côtés moins glorieux de la colonisation belge. Ces citoyens demandent la reconnaissance des violences commises par le roi Léopold II et l’Etat belge au Congo, notamment par des excuses publiques. Ils demandent l’ouverture d’un réel travail de mémoire afin d’entre autres de réduire le racisme à l’égard des populations afro-descendantes, racisme découlant directement des discours de propagande coloniale.

À Tunis, c’est le slogan « Non au Pardon ! », qu’ont scandé les manifestants en juillet dernier. Ils se révoltent face à la loi d’amnistie adoptée au nom de « la réconciliation nationale ». Loi qui protège les fonctionnaires impliqués dans la corruption sous le régime de Ben Ali. Pour eux, une loi de la sorte couvre une injustice profonde et ne permet en rien de faire avancer le pays sur la voie de la réconciliation.

De manière générale, y a-t-il des dispositifs efficaces permettant d’instaurer un climat de pardon et une réconciliation dans une situation post-conflit ? L’initiative a-t-elle plus de chance de fonctionner lorsqu’elle part des instances nationales ou lorsqu’elle est citoyenne ? De combien de temps les populations meurtries ont elles besoin pour (commencer à) rétablir des relations rompues ? Cette analyse revient sur quelques exemples de réconciliation à travers le monde… et montre que le cheminement est complexe !

Différentes relations au passé

Dans une situation post-conflit, différentes attitudes face au passé peuvent être adoptées par les dirigeants politiques, voire par les survivants. Valérie Rosoux[1] distingue trois attitudes principales face à un passé douloureux : 

1/ la survalorisation du passé où une seule interprétation du passé existe : « une mémoire contre l’autre ». Le cas des manuels scolaires dans les Balkans, véritables armes de guerre pour attiser la vengeance et la haine, en constitue une bonne illustration.

2/ l’oblitération du passé où le passé est dit inexistant : « une mémoire contre soi ». La population doit accepter une sorte d’amnésie collective. L’exemple de l’Espagne à la fin du franquisme illustre cette posture.

3/ Le travail des mémoires quiimplique une reconnaissance de la pluralité des mémoires et des vécus de chacun des protagonistes : « une mémoire avec l’autre ». Il s’agit de permettre aux différents groupes d’exprimer leur version subjective de l’histoire afin d’à terme reconnaitre le statut de victime aux victimes et à leurs proches. Les différentes Commissions Vérité et Réconciliation permettent ce travail en faisant lumière sur la période de violence vécue et en formulant des recommandations pour éviter que les faits ne se reproduisent. 

Bien entendu, les deux premières attitudes ne permettent pas une amélioration à long terme des rapports entre anciens belligérants. Survaloriser ou camoufler un passé douloureux laisse de fortes chances de résurgence du conflit ou d’apparition de tensions. La troisième attitude où chacun ouvre les yeux sur ce passé, assumant ses responsabilités et reconnaissant les souffrances causées semble la voie la plus sage pour arriver à des relations apaisées sur le territoire national.

Notons aussi que dans le cas d’une guerre civile, et plus encore dans le cas d’un génocide, ou même dans le cas du passé colonial, le travail de mémoire sera différent suite à la forte asymétrie en termes de souffrances causées et vécues par les protagonistes. 

Qui, Quand, Quoi, Comment ?

Bien entendu, chaque situation est différente et il n’existe aucune recette miracle. Cela étant, différentes clés de lecture peuvent être utilisées pour comprendre les mécanismes de réconciliation mis en place.

D’abord, se poser la question de qui initie le travail de mémoire. Quels acteurs prennent l’initiative et quels sont leurs intérêts respectifs ? S’agit-il d’une approche « top-down » où les initiatives viennent du pouvoir en place ou au contraire, « bottom-up », où les citoyens débutent le travail ? Ensuite se pose la question du quand. Il semble que le facteur temps soit déterminant pour la réussite du processus de réconciliation : combien de temps après le conflit émerge la question de la réconciliation ?  Quoi : quelle réconciliation désire-t-on ? Désire-t-on co-exister (faire le minimum pour instaurer un climat viable pour tous sur le territoire) ou vivre ensemble (arriver à ce que la haine envers les uns et les autres soit complètement estompée et que les liens entre communautés soient rétablis) ? Enfin, comment arriver à ces situations désirées, par quels mécanismes ? Y a-t-il une justice rendue ? Sous quelle forme ? Y a-t-il un travail de mémoire des faits du passé ?

Les deux cas analyses ci-dessous illustrent différentes stratégies de réconciliation.

1/ Le conflit Israélo-Palestinien. Malgré un nombre impressionnant de résolutions prises par la communauté internationale (Nations Unies ou Conseil de Sécurité), divers accords ou conférences internationales demandant le début du processus de négociation, le conflit reste cuisant et les plaies ouvertes. Si cette approche « top-down » semble compliquée, différentes initiatives citoyennes tentent la réconciliation sur le terrain. Focus sur deux d’entre elles[2].

Breaking the Silence est une organisation non-gouvernementale israélienne établie en 2004 à Jérusalem Ouest par des soldats et vétérans des forces de défense israéliennes. Ces derniers ont récolté environ mille témoignages de soldats ou réservistes précédemment en mission en territoires palestiniens occupés. Ils y livrent leur sentiment de culpabilité, de honte et les écarts entre ce qu’ils font réellement (actes de violence extrême) et ce qui en est dit dans les médias israéliens (des soldats pour « garantir la sécurité »). Ces témoignages sont repris dans Le livre noir de l’occupation israélienne, sorti en octobre 2013. Avec cette publication, Breaking the Silence espère éveiller la population israélienne aux réalités de l’occupation et aux souffrances endurées par les palestiniens, mais aussi par les soldats israéliens.

Le Parents Circle – Families Forum (PCFF)[3]est une organisation citoyenne de palestiniens et israéliens endeuillés par le conflit qui réunit 600 familles ayant toutes perdu un être cher dans le conflit, peu importe le camp. Les rencontres entre jeunes et adultes des deux bords permettent tout d’abord simplement de rencontrer des gens « de l’autre côté » (ce qui n’est pas chose aisée normalement) et d’écouter comment cet « autre » vit le conflit. Rapprocher les individus par la souffrance vécue permet d’adopter un nouveau point de vue sur le conflit et surtout de comprendre que de l’autre côté aussi, certains désirent la réconciliation.

Ce que ce cas nous apprend. La question de la réconciliation Israélo-Palestinienne touche à des enjeux géostratégiques internationaux complexes, qui rendant difficile l’apaisement des relations entre Etats. Néanmoins les citoyens s’organisent pour faire tomber les stéréotypes des uns sur les autres et tenter une réconciliation « par le bas ». Etablir la vérité sur le quotidien des soldats israéliens et rapprocher les familles par la souffrance vécue permet une réconciliation au niveau local. La question de la pérennité de telles initiatives reste en suspens, les participants à de tels projets étant considérés d’un côté comme de l’autre comme des traitres pactisant avec l’ennemi. Plus que jamais, se pose ici la question du temps nécessaire pour accepter de telles initiatives.

2/ Le génocide des Tutsi au Rwanda. En 1994 se déroule au Rwanda un génocide durant lequel, en trois mois, près d’un million de personnes sont tuées, des Tutsi en grande majorité mais également des opposants Hutu. Suite à cela, dans les deux décennies qui suivent, de nombreuses initiatives sont prises en vue d’une réconciliation. En décembre 1996, en Allemagne, un groupe de vingt-quatre personnes – neuf Rwandais hutu, neuf Rwandais tutsi et six étrangers – se réunissent suite à ce génocide des Tutsi. Dans les discussions, le thème du pardon apparait d’emblée comme un élément central pour surmonter les divisions. Dans un document final, intitulé la Confession de Detmold[4], les trois groupes présents – hutu, tutsi et européen – rédigent chacun une confession spécifique dans laquelle ils s’excusent à titre collectif pour les souffrances endurées par les « Autres ». Le fait de demander pardon de manière collective, au nom de « son » groupe, constitue pour les participants un aspect fondamental pour permettre la réinstauration du lien social entre les différentes composantes de la société et tendre vers la réconciliation.


Une autre initiative provient d’Honorine Uwababyeyi. Elle a 8 ans en 1994. En 2013, elle fonde l’association Hope and Peace dont les premiers bénéficiaires sont les jeunes rescapés et les jeunes issus de parents suspectés d’avoir participé au génocide. Cette association entend notamment aider ces jeunes à libérer la parole, élément indispensable pour tendre vers la paix, la réconciliation et le pardon. Honorine tente également d’aider les jeunes à s’affranchir d’une histoire qui n’est pas la leur, l’histoire d’un génocide qu’ils n’ont pas connu mais qu’ils vivent notamment via les blessures profondément enfouies de leurs parents.

Entre ces deux niveaux, l’Association Modeste et Innocent, créée en 2000 et portée aujourd’hui par Laurien Ntezimana rassemble des auteurs violences et des rescapés afin de travailler à la réconciliation des peuples. Par une approche spirituelle, Laurien Ntezimana propose aux participants une réelle « transmutation » afin que ces derniers trouvent d’abord la paix avec eux-mêmes, puis avec les autres. L’association tente également de sensibiliser le gouvernement rwandais à ces techniques de réconciliation.

Ce que ce cas nous apprend. La question de la réconciliation au Rwanda reste épineuse. La confession de Detmold permet de souligner qu’une initiative peut se prendre en dehors du pays en question, en terrain plus neutre, très peu de temps après le conflit, par des innocents (au sens pénal du terme, les participants n’ont pas commis de crimes). Cela pose cependant question : qui peut pardonner ? Peut-on pardonner et demander pardon au nom de « son » groupe ? Un « pardon » de la sorte suffit-il à renouer les liens ?

C’est entre autre pour compléter cette approche minimaliste que des associations de terrain se lancent dans la réconciliation des populations. Une réconciliation au cœur des villages, au cœur des souffrances. Les initiatives de Hope and Peace et de Modeste et Innocent se battent pour rétablir la confiance entre citoyens rwandais et guérir les plaies des uns et des autres.

 

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À travers les exemples cités, nous montrons qu’il n’existe pas de processus défini pour amener à la réconciliation d’un peuple divisé lors d’un conflit. De ces exemples, nous pouvons tirer des éléments de réponse, notamment par rapport au facteur temps. Durant un conflit, seules les initiatives citoyennes semblent exister. Quelques années après un conflit, les états peuvent prendre des mesures de « pardon » ou de « réconciliation ». Il faut néanmoins plus de temps pour aborder les souffrances individuelles et réparer les plaies des victimes, et aborder la reconnaissance des crimes par les dits « bourreaux », ainsi que leurs souffrances. À titre d’illustration, la réconciliation franco-allemande est intéressante pour montrer le décalage de temps entre les rapprochements « des peuples » et les rapprochements « institutionnels ».  Aux niveaux politiques et des chefs d’Etat, la réconciliation intervient relativement rapidement, les considérations économiques et sécuritaires l’emportant. Les rapprochements inter-individuels, au niveau de la société civile, émergent par contre bien plus tard. Généralement, un travail de terrain difficile attend les associations travaillant à la réconciliation des populations au niveau local.

Ce qui nous parait certain reste que le chemin vers une réconciliation sincère et durable nécessite un travail de mémoire et de justice où les faits sont revisités à l’aune des témoignages des victimes. Comme l’historien M’Bokolo le rappelle dans ses nombreuses interventions, ce travail de mémoire nécessite de débloquer des fonds destinés à la recherche universitaire et alloués à des chercheurs « de chaque camp ». La pluralité des mémoires ne pourra s’exprimer de façon plus ou moins serein que sur fond de recherche scientifique sérieuse.

En Belgique, c’est notamment autour de la mémoire coloniale que cette question se pose. En septembre dernier, la statue de Léopold II à Mons a été recouverte de mains coupées. Les militants demandent une contextualisation des faits, rendant mémoire aussi aux victimes de la colonisation belge. Le Collectif Mémoire Coloniale, entre autres, demande l’installation de dispositifs ou de lieux de mémoires commémorant l’indépendance du Congo, notamment en mettant en avant la figure de Patrice Lumumba. Ils demandent aussi une restructuration des cours d’histoire, dégageant de la place pour aborder la question coloniale avec les jeunes. La proposition de Benoit Hellings déposée en février dernier concernant « le travail de mémoire à mener en vue de l’établissement des faits afin de permettre la reconnaissance de l’implication des diverses institutions belges dans la colonisation du Congo » est un début prometteur.

 

 


[1] Professeure à l’UCL et spécialiste des questions de mémoire et de réconciliation.

[2] Le travail des associations Kids4Peace et Musalaha est également à souligner mais, il existe trop peu d’informations accessibles pour rendre compte de leurs activités. Plus d’infos sur www.k4p.org et http://www.musalaha.org/

[4] http://www.justicepaix.be/La-Confession-de-Detmold-Changer-l-homme-pour-changer-le-monde 

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