Ensemble, mais sans toi. Un féminisme qui exclut

Rédigé le 30 avril 2020 par : Anne-Claire Orban. Avec l'appui du collectif « Intersectionnal Sees You ».

Exclusion Féminisme

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Le 8 mars dernier, s’organisait la Marche Mondiale des Femmes dans de nombreuses villes du monde entier. À Bruxelles, Liège, Charleroi aussi. Une marche pour « toutes les femmes du monde entier, y compris les femmes réfugiées et migrantes » ! Vraiment ?

L'épisode  relaté ici montre à quel point il est difficile de penser le combat ensemble, et difficile de laisser de la place aux personnes plus vulnérables habituellement invisibilisées. 

Le collectif « Intersectionnal Sees you », créé par Leslie Lukamba et Aïcha Achbouk, cherche à publier une carte blanche pour dénoncer l’affront reçu lors de ce samedi 8 mars alors que les femmes habituellement invisibilisées tentaient d’accéder à l’avant de la marche, en position de tête[1]. Cette carte s’intitule « La Marche Mondiale de la honte : le bloc des femmes racisées expulsé ».

Extraits :

« Nous, les femmes racisées : avec ou sans papiers, les femmes queers, les femmes en situation de handicap, les femmes qui portent le hijab, ainsi que toutes les femmes invisibilisées et muselées par notre société raciste, patriarcale, misogyne et capitaliste […] étions loin d’imaginer […] que ce 8 mars serait pour nous un coup-de-poing dans le dos, un crachat dans la gueule […]. Fatiguées d’attendre qu’on nous donne une place [à l’avant du cortège, à côté des organisatrices de la Marche Mondiale] et estimant qu’il y a urgence à visibiliser les luttes des plus vulnérables de notre société, nous avons décidé […] de nous mettre à l’avant. »

La réponse des organisatrices, soutenues par les forces de l’ordre ? « Rentrez dans les rangs : nous sommes toutes les mêmes ! »

« Quelle naïveté que d’avoir cru au bon sens des organisatrices, à la sororité et à cette solidarité entre toutes les femmes du monde. […] De pathétiques querelles qui mettent à nouveau en avant la difficulté pour les femmes racisées d’avoir un seul jour de trêve, de répit, de repos. Nous devons toujours être en alerte, vigilantes, lors de notre participation à des évènements organisés sans notre présence. […]

Nous saisissons l’occasion pour rappeler que les oppressions subies par ces femmes sont spécifiques. Elles luttent quotidiennement contre des systèmes qui produisent plusieurs formes de stratification, de domination et de discrimination, qu’elles subissent simultanément. »

Elles terminent : « à qui profite la Marche pour toutes ? »                                                                                            

Comment un mouvement social œuvrant pour l’égalité et contre les discriminations, déclarant ouvertement marcher avec les femmes du monde, femmes réfugiées et femmes migrantes incluses, en arrive-t-il à mettre de côté toute une partie des participantes ? Comment un mouvement se voulant inclusif exclut et divise en son sein ? Par quels mécanismes et biais cognitifs, les organisatrices de la marche ne voient-elles pas ou refusent-elles de voir la violence faite aux femmes racisées ?

Quand l’autre n’est plus à sa place

Marcher en soutien aux femmes réfugiées et migrantes à travers le monde, oui. Mais laisser la place à ces mêmes femmes au-devant de la scène, non. Pourquoi ? Le racisme est un système de domination, basé sur la couleur de peau, l’origine, l’ascendance, la conviction ou la culture. Ce système hiérarchise les individus dans tous les pans de la vie sociale (emploi, logement, soins de santé, médias, justice, etc.). En haut de la hiérarchie raciale, le groupe des personnes « blanches ». Ce groupe social cumule un lot de privilèges[2], comme celui d’avoir plus facilement accès au monde de l’emploi ou aux financements publics… et celui de prendre la tête du cortège (donc gagner en visibilité) de façon naturelle et de s’offusquer de la demande de groupes minorisés, habituellement invisibilisés, de demander une place identique. Lorsqu’il est question de « faire de la place » à l’autre, de lui permettre d’accéder aux mêmes statuts, de jouir des mêmes conditions de vie, cela coince. Cela coince car cela demande aux personnes habituées aux places de luxe, d’en céder quelques-unes. Et de se retrouver alors elles-mêmes moins visibles.

« Nous sommes toutes les mêmes »

Ce déni de l’impact de la race sur le quotidien des personnes, racisées ou non, est emblématique des personnes blanches. Habituées à vivre dans une société où le blanc a été établi comme la norme, les personnes blanches n’ont jamais posé de regard sur leur couleur de peau. Contrairement aux personnes racisées pour qui la couleur revient sans cesse dans le quotidien (nul besoin de mentionner ici les insultes, les micro-agressions, les discriminations, les questions déplacées, etc.). Cette conscience quotidienne d’être d’une « autre couleur », d'une « autre culture », d'une « autre religion », bref, « hors  norme » et le fait de savoir qu’à tout moment il est possible d’être renvoyée de manière négative à cette extériorité/infériorité constitue ce qu’on nomme la charge raciale. Tout comme la charge mentale liée au sexisme est absente chez les hommes, la charge raciale, liée au racisme, est absente chez les personnes blanches[3].

S’ensuit une incapacité – dans un premier temps, le refus ensuite – pour les personnes blanches à entendre, voire comprendre, que des vécus puissent être différents des leurs. Le désir de « faire corps ensemble » sans différence, le désir de « traiter tout le monde de la même façon », est une utopie et un fantasme théorique car dans le monde social, la race produit encore et toujours des effets néfastes pour les personnes racisées et positifs pour les personnes blanches. Les organisatrices de la marche, sous couvert d’égalité entre toutes les femmes, négligent ces vécus spécifiques.

Être des allié.e.s

Comment faire alors ? Comme le mentionnent les rédactrices de la carte blanche, il est tout d’abord nécessaire d’inclure l’approche intersectionnelle dans le mouvement des femmes et de reconnaitre que certaines femmes sont plus invisibilisées et discriminées que d’autres : les femmes racisées, les femmes en situation de handicap, les femmes travailleuses du sexe, les femmes incarcérées, les femmes portant le hijab, les femmes queers, les femmes trans, etc. Nécessaire de donner réellement corps en Europe à cette « troisième vague » du féminisme, apparue dans les années 1980 aux Etats-Unis. Cette troisième vague, portée par des femmes issues de groupes minoritaires, refuse un modèle de féminisme centré sur les valeurs occidentales et appelle à la décolonisation du mouvement ainsi qu’à une prise en compte des inégalités découlant du racisme, du capitalisme et du néolibéralisme[4].

Les femmes blanches, de classe moyenne aisée, hétérosexuelles, si elles conservent aujourd’hui les positions privilégiées, doivent se montrer solidaires de groupes de femmes minorisés en les incluant dans le processus et les revendications féministes dès le départ[5]. Une réelle solidarité, consciente des enjeux de racisme, d’homophobie, ou autre formes d’exclusion au sein du mouvement, et non un « ensemble » de façade, un « ensemble » de slogan.

Les personnes blanches doivent ensuite prendre conscience que leur point de vue est racialement situé. Tout comme n’importe quel point de vue. Et que cela nous empêche de voir, d’entendre, de comprendre tout un pan du réel. Un rôle d’allié.e demande d’écouter la parole de l’ « autre », de s’informer de manière proactive sur les enjeux de racisme, de se laisser critiquer sans tomber dans la défensive, de réagir en tout temps et en tout lieu aux propos racistes ou pratiques discriminatoires, de comprendre que son vécu en tant que personne privilégiée sera toujours moins violent que celui de personnes victimes de l’un ou l’autre système d’oppression[6].                                                                                                            

Cet épisode lors de la Marche Mondiale des Femmes, en « solidarité avec les femmes migrantes et réfugiées », illustre à quel point le racisme est perpétué par les personnes mêmes qui s'inscrivent dans la lutte sociale pour l'égalité et prétendent le combattre. Cet affront aux femmes minorisées en leur refusant l'accès à l'avant du cortège montre à quel point les beaux discours et les bonnes intentions ne suffisent pas pour lutter contre le racisme ou contre tout autre système de domination. Nous avons besoin de transformations structurelles qui passent inévitablement par l'introspection sur la blanchité et l’abandon de certains privilèges. Ce n'est que par ce processus que nous arriverons à une réelle « solidarité », une réelle « égalité » et un réel partage du pouvoir.

 


[1]https://soundcloud.com/leslie-lukamba/mmf-8mars-mp3-1

[2]Dans le sens, apporte un lot de facilités dans de nombreux domaines par rapport à d'autres groupes raciaux qui rencontrent plus de freins ou d'obstacles dans ces mêmes domaines. Le fait de ne pas rencontrer ce lot de difficultés liées à l'appartenance raciale induit par conséquent un accès plus facile à l'emploi, au logement, à la justice, aux médias, etc.

[3]Pour aller plus loin, voir l’étude de Nicolas Rousseau, « Etre blanc.he : le confort de l’ignorance ».

[4]Diane Lamoureux, « Y a-t-il une troisième vague féministe ? », Cahiers du Genre 2006/3 (HS n° 1), p. 57-74

[5]Au sujet de l’intersectionnalité, voir notamment le travail « FéminismeS » réalisé par un groupe de femmes avec le soutien de Bepax, du CCIB et du GSARA.

[6]Pour aller plus loin sur le rôle de l’allié.e, voir les analyses de Betel Mabille, « Les allié.e.s dans la lutte antiraciste ».

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