Sudalisme. Détour empirique et émergence d’un concept - Partie 1

Rédigé le 21 décembre 2021 par : Jérémie Piolat

Blanchité Migration Islamophobie

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Jérémie Piolat nous raconte comment un terrain de recherche dans un milieu ambigu et une écriture d’abord essentiellement descriptive de ce qu’il observe peuvent parfois nous aider à faire émerger de nouveaux concepts et à élargir et préciser le sens de ceux que nous avons l’habitude d’utiliser.

Bruxelles, fin de la deuxième décennie du deuxième millénaire.

Une grande association d’alphabétisation ouvre son exposition censée mettre en lumière « la créativité des migrants ». Dès l’entrée, plusieurs photos attirent mon regard. Elles n’ont pas été prises par des personnes migrantes, mais en revanche ces dernières y figurent. Femmes et hommes. Sur une des photos, assez symptomatique du contenu des autres, trois femmes et deux hommes sont côté à côte. L’homme sur la gauche sourit et tient une pancarte où s’affichent les mots : « J’aime apprendre ».

Une question s’éveille en moi : pourquoi a-t-on invité cet homme migrant à se faire photographier en tenant une telle pancarte ? Pourquoi faut-il nous informer qu’un homme migrant aime apprendre ? Serait-ce un scoop ? Les migrants proviennent-ils d’univers où il est anormal d’apprendre ? Le croit-on ici ? Se rend-t-en compte que cette photo pourrait le laisser entendre ?

De quoi relève une telle photo et son exposition dans le cadre d’un événement dédié à la « créativité des migrants » – ce qui en soit est déjà à mes yeux un intitulé quelque peu interpellant. Est-ce les publics migrants qui ont choisi ce mot de « créativité » ? Sans doute pas. Ne parle-t-on pas plutôt en général d’éveiller la créativité des enfants ? Le terme n’est-il pas infantilisant à l’endroit d’adultes s’étant de surcroit lancés dans le plus qu’incertain périple migratoire ? Mais revenons à la question : de quoi relève cette photo - et d’autres - comme le titre de l’exposition ? De l’ignorance ? De l’idée qu’ailleurs, hors Occident, on ignore ce que veut dire apprendre, transmettre, initier, s’initier ? Du paternalisme ? D’une certaine forme de racisme ? Et, si tel est le cas, quel moment, quelle partie, quelle technique – sans doute inconsciente – précise du racisme représente cette photo ? C’est de cette question et de la possibilité d’y répondre que parle le texte présent.

Interroger et forger les concepts de l’antiracisme politique

Racisme systémique, racisme structurel, racisme ordinaire, racisme décomplexé, « racisme complexé »[1], colonialisme, colonialité, racisé, blanc, postcolonial, décolonial, etc. : préciser les différents termes et concepts incontournables et salutaires de ce que l’on nomme « l’antiracisme politique » relève d’une nécessité permanente. Cette démarche s’inscrit dans un débat qui ne saurait être fermé, mais à partir duquel il est nécessaire régulièrement d’opérer une sorte d’arrêt sur image provisoire de la dynamique analytique en l’occurrence antiraciste.

Cet incontournable travail lexicologique exige également une seconde dynamique : celle consistant à se donner les moyens ou la possibilité de forger – peut-être - de nouveaux concepts. En ce sens, la science que j’essaye de faire mienne, l’anthropologie, pour ce que j’en connais, peut permettre – ou en tous cas me permet à moi – de me donner ces moyens. C’est de l’émergence d’un nouveau concept, voué à nourrir la dynamique antiraciste politique, par le biais phénoménologique de l’expérience et de sa description, que rend compte le présent texte.

Détour empirique et sensible

Effectivement, sinon l’anthropologie du moins une certaine anthropologie exige de parfois de mettre de côté momentanément les grands mots et concepts généralisants et les approches holistiques – quelle que soit leur incontestable efficience – pour apprendre ou réapprendre à penser en partant de l’empirie, c’est-à-dire de notre expérience du terrain – celui-ci serait-il notre propre intimité -, et de ce que l’on y observe, voit, sent, entend[2]. Et, alors, seulement à partir de la description de ce que l’on a observé, entendu, vu, dans le détail[3], et des complexités et ambiguïtés propres à la grande majorité des terrains et objets de recherche, nous nous autorisons à analyser, décrypter et conceptualiser. Ce faisant, souvent, les concepts que nous utilisons déjà, quel que soit le sujet de nos recherches, collent aux réalités que nous avons décrites. Parfois ces dernières complexifient le sens de ces concepts. Mais, d’autre fois encore, il nous est donné à comprendre que les processus observés semblent révéler d’autres logiques – plus ambivalentes, contradictoire et insidieuses - que celles capturées par nos habituels concepts. Nous sommes alors invités – par le biais du détour empirique et descriptif – à forger un autre concept qui nous permet de mieux comprendre les processus que nous avons vus à l’œuvre. Cet autre concept ne contredit pas forcément ceux que nous avions l’habitude de mobiliser. Il vient au contraire les enrichir et les renforcer, en montrant certains processus et dimensions particuliers jusque lors moins visibilisés des logiques que nous permettent d’appréhender les concepts que nous connaissions déjà.

Ambiguïté associative et « diversité raciste » : décomplexée, complexée, ordinaire, structurelle

C’est ainsi que j’ai pu procéder lors de ma recherche ayant eu pour terrain différentes associations bruxelloises d’alphabétisation de migrants en français. Avant d’aller sur ce terrain en 2016, en tant qu’anthropologue financé, je l’avais fréquenté depuis plus de dix ans, y intervenant régulièrement, depuis 2006, en tant que concepteur et animateur d’ateliers ethnographiques et d’écriture auprès d’hommes et de femmes migrants quasi exclusivement extra-occidentaux (pour l’essentiel marocains, subsahariens, turcs, roms, afghans, mais aussi plus rarement, albanais, bulgares, polonais) ; ateliers d’écriture où les participant.e.s étaient invité.e.s à parler et écrire à partir de leur périple migratoire (en disant et taisant ce qu’ils et elles voulaient), de leur culture et du regard qu’ils et elles portaient sur la Belgique et plus largement l’Europe de l’Ouest[4] [5].

Fréquentant les associations, j’avais pu y déceler une certaine ambiguïté. Des rapports de complicité se nouaient certes entre participants et enseignants et notamment au sein de l’association non mixte, réservée à un public féminin, au sein de laquelle je travaillais le plus régulièrement et que j’appellerai ici Diane. Dans cette association, qui jouissait et jouit toujours de la réputation d’avoir « l’antiracisme dans son ADN », j’avais pu constater, de 2006 à 2016, une certaine bienveillance des enseignantes vis-à-vis du public, composé à 90 pour cent de femmes musulmanes sunnites visibles et majoritairement voilées. Pourtant, j’avais également repéré des attitudes et des discours plus problématiques de la part des enseignantes blanches. En dépit des attitudes amicales de ces enseignantes, j’avais entendu certaines d’entre elles me dirent des femmes migrantes que celles-ci étaient « très introverties, timides, sans culture et sans savoirs ». J’avais vu d’autres enseignantes – dans l’entre soi enseignant -, chez Diane et dans d’autres asbl, stigmatiser, parfois avec une colère assumée, parfois avec plus de réserve et de discrétion, l’islamité visible des femmes migrantes et au-delà l’Islam tout court à travers des propos tels que (je cite) « Elles sont souvent dominées par leurs hommes et elles ont une responsabilité dans cette situation, car elles pratiquent de plus en plus l’Islam. Or l’Islam pousse les femmes à se laisser dominer ». J’avais enfin, également appris que certaines enseignantes pratiquaient chez Diane et ailleurs la « chasse à la prière ». Il arrivait à certaines migrantes musulmanes de prier discrètement sur une chaise dans une salle vide entre deux cours. Certaines enseignantes blanches se vantaient – notamment durant les repas de midi – de « partir à la recherche » des « récalcitrantes », c’est-à-dire des femmes musulmanes priant discrètement, assises sur une chaise, et de les interrompre dans leur prière pour leur rappeler que « l’association était une espace laïque ». Ce ne sont là que quelques exemples parmi de nombreux autres.

Ayant commencé en 2006 à travailler au sein des milieux de l’alphabétisation avec un a priori plutôt positif, je suis surpris de voir apparaître en son sein un genre de discours disqualifiant sur l’Islam, le monde arabe et subsaharien, d’habitude véhiculé – et en fait instauré comme savoir - par les médias et par de nombreux politiciens français et belges[6]. Ce qui cause mon étonnement est d’abord le fait que ce genre de discours puisse se retrouver en un lieu où les enseignantes qui lui font écho sont en contact quotidien avec des femmes migrantes musulmanes, parfois depuis de nombreuses années. On aurait pu, sans doute naïvement, miser sur l’idée que cette fréquentation altère la disponibilité des enseignantes aux discours disqualifiant les extra-occidentaux (ou celles et ceux perçus comme tels). Ensuite, la bonne entente au quotidien, chez Diane, entre migrantes et enseignantes, les gestes de bienveillance et d’amicalité que se portent réciproquement les deux groupes, rendent d’autant plus surprenants les propos et attitudes disqualifiantes et parfois hostiles des enseignantes blanches relatifs aux migrantes. Pourtant il semble que ni l’un (la fréquentation des migrantes) ni l’autre (l’entente cordiale) n’empêche la circulation de stéréotypes disqualifiant envers les non blancs dans les milieux de l’alphabétisation. Par ailleurs, je m’aperçois au fil de ma fréquentation de Diane et d’autres associations, que l’attitude des enseignantes blanches – majoritaires – vis-à-vis de l’Islam impacte assez fortement les collègues minoritaires descendants et descendantes de migrant.e.s, et plus spécifiquement celles et ceux musulmans, inspirant à certain.e.s le désir de « travailler ailleurs » ou de « sortir d’un milieu malsain », voire d’ « ouvrir une boulangerie ». Ces derniers et dernières constatent aussi avec un certain étonnement que dans les associations qu’ils et elles connaissent, quasiment aucun.e. descendant.e de migrants n’occupe un poste de responsabilité.

Force m’est donc de constater, en 2016, au moment où je m’apprête à réaliser une ethnographie de différentes associations enseignant le FLE[7] que différentes formes de racisme, discursif et pratique (chasse à la prière), mais aussi structurel (circulation des stéréotypes médiatisés sur l’Islam, l’Afrique et le monde arabe, et sous représentativité des non blancs dans les postes à responsabilité) peuvent se rencontrer dans les milieux bruxellois de l’alphabétisation.

Partie 2


[1] Piolat Jérémie, « Du Sudalisme », 2022, Paris, Editions Libre (à paraître). 

[2] Personnellement je tente de favoriser ce que l’anthropologue français Alban Bensa nomme une micro-approche ou une approche « au scalpel », c’est-à-dire une attention soutenue à certaines situations, et à l’ensemble de ce qui les constitue : les paroles prononcées, mais aussi l’attitude des corps, la gestuelle, le ton de la voix, etc. In BENSA A., 2006, « La fin de l’exotisme », Toulouse, Anacharsis, p.40.

[3] Clifford Geertz, 1998, « La description dense », Enquête.  

[4] Jérémie Piolat, 2021, « Portrait du colonialiste », réédition, Paris, Editions Libre, pp.153-163.

[5] Jérémie Piolat, 2018, « Un respect non feint », Bruxelles, Journal de l’Alpha, n°207. 

[6] Pour le décryptage de ces discours sur l’Islam, les musulmans, les immigrés, leurs enfants et les quartiers populaires - discours instaurés comme savoirs par les médias, - je renvoie aux analyses – pour ce qui concerne la France – des sociologues Christine Delphy, Eric Fassin et de l’anthropologue Nacira Guénif-Souilamas : Christine Delphy, 2008, « Classer, dominer. Qui sont les « autres » ? », Paris, La Fabrique, p.152 ; Eric Fassin, 2009, « La démocratie sexuelle contre elle-même. Les contradictions de la politique d’« immigration subie » », Paris, Vacarme, (N° 48) ; Nacira Guenif-Souilamas, 2006, « Le balcon fleuri des banlieues embrasées », Mouvements (n°44), p. 31-35.

[7] L’enseignement du FLE, Français Langue Etrangère à des migrant.e.s est l’activité principale des associations qui, pourtant, se présentent souvent comme travaillant dans et à l’alphabétisation. Habitude lexicologique qui en soi déjà peut donner à réfléchir.

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