Au cœur du cyclone : couvrir le conflit israélo-palestinien pour « Le Soir »

Rédigé le 19 avril 2017 par : Edgar Szoc

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Journaliste au « Soir » couvrant l’actualité du monde arabe et d’Israël depuis 1990, Baudouin Loos occupe un poste d’observation idéal pour observer l’importation du conflit israélo-palestinien et en démonter les ressorts.

Comment décririez-vous votre parcours de couverture journalistique du conflit israélo-palestinien ?

Je suis entré au « Soir » en 1982. J’ai commencé à y couvrir l’actualité du monde arabe et d’Israël en 1990, au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein. On se trouvait donc dans une séquence particulièrement chaude d’une zone déjà habituée à l’ébullition. Quand on m’a confié le dossier, on m’a d’ailleurs dit : « Ne t’étonne pas si on te retire le dossier dans trois mois ». Je succédais à Michel Dubuisson, qui y avait travaillé de 1968 à 1988 et Jean-Paul Collette, qui l’avait repris jusqu’en 1990. Avec Victor Cygielman, qui était correspondant à Tel-Aviv, ils avaient imprimé une ligne éditoriale à laquelle je n’ai pas dérogé.

Mais dès le deuxième article que j’ai publié, la rédaction a reçu deux courriers de protestations et, personnellement, j’ai reçu une invitation des services du Premier ministre israélien à venir faire un voyage collectif de presse en Israël. Je me suis donc très rapidement rendu compte que je devais être inattaquable sur le plan de la rigueur et de la factualité, et que chacune de mes assertions devait être parfaitement recoupée, ce qui est somme toute naturel. Outre cette rigueur factuelle, je puise très régulièrement mes argumentaires auprès d’auteurs et confrères israéliens, comme les journalistes de Ha’aretz, Gideon Levy (qui a engagé un garde du corps en raison des menaces de mort qu’il reçoit en Israël) et Amira Haas (qui habite à Ramallah).

Les attaques à mon encontre n’ont toutefois pas cessé tout au long de ces presque trente années. Je ne peux évidemment pas toutes les citer mais en voici quelques jalons. Regards, le mensuel du CCLJ (Centre communautaire laïc juif) a par exemple publié une page entière sous le titre « Faut-il brûler Baudouin Loos ? », qui se concluait heureusement par une grande mansuétude quant à mon droit à la vie. Depuis la seconde intifada commencée en septembre 2000, les charges et les procès ont redoublé de vigueur. Dans le but de calmer le jeu, Pierre Lefèvre, qui était rédacteur en chef à l’époque, offrit une tribune libre à cinq organisations juives belges et à l’ambassade israélienne : elles reçurent une double page pour exprimer leurs griefs à l’encontre de la façon dont le conflit israélo-palestinien était traité. Parallèlement Pierre Lefèvre réaffirmait la ligne du journal. L’opération ne fit donc pas disparaître le ressentiment.

Ce ressentiment se concrétisa alors par la mise sur pied d’une « task force » visant à repérer, dénoncer et, si possible, attaquer en justice les dérives alléguées de la presse belge. Le caractère ambigu du projet était rendu particulièrement évident par la personnalité de celui qui a pris la tête de cette « task force » : Raphaël Yerushalmi, un ex-lieutenant-colonel des services de renseignement militaires de l’armée israélienne ! Parmi les activités du groupe, on peut noter la création d’un site Internet, www.desinfo.be et une émission radio hebdomadaire, « Désinfo-Café », accueillie par Radio Judaïca, qui se donnait pour objectif de dénoncer « avec humour » le traitement médiatique du conflit au Proche-Orient.

Radio Judaïca accepta d’abriter en son sein une émission hebdomadaire sous-traitée par la « task force ». « Désinfo-Café » avait comme ambition affichée de traiter « avec humour » les dérives alléguées de la couverture médiatique du conflit. Mais les initiateurs ont rapidement dépassé ce cahier des charges et s’en sont régulièrement pris à des personnalités progressistes de la communauté juive. En a résulté une crise interne à Radio Judaïca et le remplacement, en septembre 2003, de l’émission par « Leurres de vérité », animée par les mêmes, sauf Raphaël Yerushalmi, retourné en Israël. C’est avec eux que j’ai eu des démêlés judiciaires sur lesquels je reviendrai.

Mais la partie la plus spectaculaire du travail de la « task force » est à trouver dans la campagne de boycott des abonnements et rubriques nécrologiques du « Soir » qu’elle a lancée auprès de la communauté juive de Belgique. Une bonne partie de la communauté juive francophone de Belgique lisait en effet régulièrement « Le Soir ». Si notre ligne sur leur Proche-Orient avait régulièrement subi des procès en impartialité, ces procès n’allaient pas jusqu’à un boycott économique : ils se limitaient à l’expression de protestations – ce qui est parfaitement normal.

Il faut ajouter que cette campagne de boycott, qui persiste à ce jour, a au moins un effet paradoxal : il est devenu plus malaisé pour les membres de la communauté juive de critiquer les articles d’un quotidien qu’officiellement, ils ne lisent plus.

Parmi les exemples plus récents, il faut encore citer le rapport « Israël et les médias belges francophones » publié en 2015 par le CCOJB (Comité de coordination des organisations juives de Belgique) et signé par Joël Kotek, qui traîne dans la boue non seulement « Le Soir » mais également l’ensemble de la presse Belge à propos du traitement du conflit à Gaza en juillet et août 2014. Ce n’est qu’un exemple parmi les nombreuses affirmations diffamatoires du texte mais il reproche par exemple au « Soir » de s’être acharné à faire passer l’armée israélienne comme une armée de tueurs d’enfants, notamment sur la base des photos publiées. Or, sur l’ensemble de la période, seules onze photos sur soixante montraient des enfants (plus de six cents enfants palestiniens ont perdu la vie lors du conflit).

Vous avez fait référence à la ligne éditoriale du Soir en matière de couverture du conflit israélo-palestinien ? Comment la qualifieriez-vous ?

Fondamentalement, la « ligne » en question n’a jamais varié n’a pas varié. Depuis que j’ai repris le dossier en 1990, j’ai connu cinq rédacteurs en chef successifs, Guy Duplat, feu Pierre Lefèvre, Béatrice Delvaux, Didier Hamann, et actuellement Christophe Berti, sans qu’il n’y ait d’inflexion à ce sujet. On m’a toujours laissé travailler normalement, malgré les pressions extérieures subies par la direction.

La charte des valeurs du « Soir » fait référence à un journal qui se veut porteur de valeurs universelles comme les droits de l’Homme. Si je suis sous influence c’est par celle des droits de l’Homme et du droit international. Le seul « reproche » qui me paraît susceptible d’être discuté porte sur la place importante qu’occupe le conflit israélo-palestinien occupe par rapport aux autres sujets que je couvre : jusqu’aux printemps arabes, on était dans une fourchette de trente à quarante pourcents de mes articles – mais ça correspondait à un intérêt du public.

La campagne menée à votre encontre a également connu un épisode judiciaire…

Si la « task force » que j’ai mentionnée  visait notamment à mener des poursuites judiciaires contre des organes de presse, elle ne réussira pas la moindre occasion de nous poursuivre. En réalité, c’est même l’inverse qui s’est produit. Le 29 septembre 2003, un invité de « Leurres de vérité » déclara en effet sur les ondes : « Je voudrais dire que j’ai été vraiment excédé par un article de Baudouin Loos, qui est un sous-journaliste à la gloire de Simenon sans doute qui était un grand antisémite. Ce Baudouin Loos est allé en taxi voir les Palestiniens à Jénine, bien sûr il n’est pas allé en taxi voir les victimes israéliennes du terrorisme palestinien (…) ; alors il faudrait une fois pour toutes que les journalistes de ce pays arrêtent de prendre les bourreaux pour des victimes et les victimes pour des bourreaux, parce qu’un jour ce seront eux les victimes ! ». J’entendis ces propos injurieux en direct, sans le moindre recadrage ni prise de distance de la part d’Alain Tastiel, l’animateur de l’émission – ni bien sûr de mention du fait que le jour même de l’émission, « Le Soir » publiait une pleine page signée de ma plume, et qui donnait la parole à des Israéliens exprimant leur rancœur à l’égard des Palestiniens.

J’ai donc fini par attaquer pour calomnie Alain Tastiel et son invité sur la base de deux éléments : les propos que je viens de mentionner et les pages du site desinfo.be (géré par Tastiel) qui traitaient les journalistes du « Soir » d’antisémites. Rossel, qui édite « Le Soir », la SJPS (Société des journalistes professionnels du « Soir ») et l’AJP (Association des journalistes professionnels de Belgique) se sont associés à ma plainte. Le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles a été rendu le 21 avril 2005. Il ne nous a pas donné pleine satisfaction mais constitue quand même une victoire importante.

La déception provient du fait que la plainte contre l’invité de l’émission a été jugée recevable mais non fondée, au motif qu’il n’aurait « pas excédé les limites de la liberté d’expression ». Autrement dit, il ne m’aurait « pas expressément traité d’antisémite ni menacé », selon le tribunal. En revanche, le tribunal a condamné Alain Tastiel à un euro de dommages et intérêts pour les mentions calomnieuses sur le site desinfo.be, considérées comme « excessives et injurieuses ». Le tribunal statue notamment que « M. Tastiel ne rapporte aucune preuve du caractère antisémite du journal ″Le Soir″ ou de ses journalistes (parmi lesquels M. Loos), n’ayant pas fait usage à l’égard de ceux-ci des moyens légaux le lui permettant ». La jurisprudence est importante dans la mesure où elle permet d’affirmer que les accusations d’antisémitisme dont je suis victime sont calomnieuses.

Elles n’ont pourtant pas véritablement cessé…

Tout cela s’est passé avant l’apparition des réseaux sociaux. Depuis lors, il est devenu impossible de suivre la prolifération des attaques contre « Le Soir » et moi-même à propos de la couverture du conflit israélo-palestinien. Si je devais le faire, je passerais toute ma vie au Palais… Mais je pense malgré tout que le jugement de 2005 constitue encore un point de référence. Ceci dit, mon mini-calvaire n’est rien comparé à celui qu’a vécu Charles Enderlin [correspondant de France 2 à Jérusalem jusqu’en août 2015, qui a subi de nombreuses campagnes l’accusant d’avoir truqué un reportage sur la mort de l’enfant palestinien Mohammed al-Durah : NDLR].

Avez-vous eu à subir des pressions identiques de la part du « camp pro-palestinien » ?

Elles sont beaucoup moins fortes mais cela n’empêche pas les partisans des Palestiniens (et les Palestiniens eux-mêmes, a fortiori) d’estimer très souvent que la presse fait preuve de laxisme dans le traitement des crimes israéliens ou en atténue l’ampleur.

 

 
 
 

  

 

 

 

 

 

 

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