Daech ou le conflit import-export

Rédigé le 10 novembre 2016 par : Edgar Szoc

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Pour qui s’intéresse à la thématique de l’importation des conflits, le cas de Daech pose de nombreuses questions dont certaines impliquent sans doute de revoir l’approche d’un problème ancien et de proposer une grille conceptuelle affinée.

La question de l’importation des conflits a été étonnamment peu étudiée dans le monde académique. On s’accorde toutefois pour désigner par ce terme, le processus par lequel des conflits se déroulant sur un territoire plus ou moins lointain sont en quelque sorte répliqués dans une société donnée, soit du fait de la migration dans cette société de membres des deux communautés en conflit, soit du fait de l’identification de populations présentes dans la société aux parties en conflit, indépendamment d’une quelconque communauté ethnique ou nationale. En Belgique, les exemples les plus visibles du phénomène concernent le conflit israélo-palestinien, ainsi que le génocide rwandais et ses nombreuses séquelles. Depuis l’échec du coup d’État de ce 15 juillet contre Erdogan et la répression qui s’est abattue contre ceux qui sont accusés de l’avoir fomenté, peuvent s’y ajouter les tensions parfois violentes entre les partisans « loyalistes » du président turc et des organisations considérées comme gullenistes.

Dans un monde de plus en plus multipolaire, où les notions de centre et de périphérie sont de moins en moins opératoires pour penser les relations internationales – qu’elles soient commerciales, culturelles ou militaires –, il est somme toute logique que la notion d’importation des conflits connaisse elle aussi des évolutions, qui tendent à la complexifier, à l’aune de ce qu’il est convenu d’appeler le transnationalisme. À la notion unilatérale d’« importation des conflits », il pourrait donc s’avérer utile de substituer des notions tenant mieux compte de la réciprocité des flux et de la complexité des échanges, comme « écho », « diffraction », « réélaboration », « reconstruction », etc.

Daech constitue, si l’on ose dire, une excellente illustration de cette nécessité. Si beaucoup des traits définitoires de l’importation des conflits se retrouvent dans la pratique de cette organisation, on sent bien à quel point ce terme est insuffisant à capturer la logique de son fonctionnement. Comment en effet appréhender cette entité fondamentalement transnationale dans le lexique simplificateur de l’importation des conflits ? Et si on essaye de le faire avec tant soit peu de sérieux, dans quelle direction doit-on caractériser ladite importation ? Qui, de la Syrie et de la Belgique – pour s’en tenir à ces deux pays – a importé quoi ? Un bref détour par l’histoire de Daech s’impose pour parvenir à mieux débrouiller cet écheveau, ou a minima formuler quelque chose qui pourrait s’apparenter à un programme de recherches à venir.

Des origines floues

Les origines précises de Daech demeurent en partie floues mais une des hypothèses les plus communément acceptées le fait naître dans la prison américaine de Camp Bucca, installée dans la ville de Garma, située au milieu du désert irakien. S’y est nouée une alliance décisive entre d’anciens dignitaires du régime de Saddam Hussein et des membres d’Al-Qaïda, unis – a minima – par leur haine du chiisme et de la reprise en main majoritairement chiite de l’Irak suite à l’invasion américaine.

La création de Daech remonte à 2006 : Al-Qaïda en Irak se regroupe avec cinq autres organisations djihadistes pour former le Conseil consultatif des moudjahidines en Irak. Ce dernier proclamera l’État islamique d’Irak (EII) en octobre 2006. C’est à partir de 2012 que commence sa véritable extension territoriale en Syrie, qui lui permet de se définir comme l’État islamique en Irak et au Levant en avril 2013 (EIIL). L’acronyme arabe Daech est alors utilisé par ses opposants pour le désigner de manière péjorative. Enfin, le califat est proclamé le 29 juin 2014, Abou Bakr al-Baghdadi s’autodésignant comme calife et successeur de Mahomet.

Il est vraisemblable que la coexistence des deux groupes de départ – gradés du régime de Saddam Hussein et membres d’Al-Qaïda, auxquels il s’agit désormais d’ajouter les milliers de djihadistes venus des quatre coins du monde depuis la création de Daech – dotés d’antécédents et d’objectifs différents explique au moins partiellement la double stratégie du mouvement, faite à la fois de « State-building » et de propagande par le massacre.

Le premier objectif est parfaitement décrit dans un bréviaire rédigé au début des années 2000 et intitulé « L’administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique à franchir par la Oumma », que Wladimir Glasman, ancien diplomate français, qui a tenu, sous le pseudonyme d’Ignace Leverrier, un blog consacré à la situation syrienne  résume comme suit :

« L'ouvrage soutient qu'en provoquant un déchaînement de violence dans les pays musulmans, les djihadistes contribueront à l'épuisement des structures étatiques et à l'instauration d'une situation de chaos ou de sauvagerie. Les populations perdront confiance en leurs gouvernants, qui, dépassés, ne sauront répondre à la violence que par une violence supérieure. Les djihadistes devront se saisir de la situation de chaos qu'ils auront provoquée et obtenir le soutien populaire en s'imposant comme la seule alternative. En rétablissant la sécurité, en remettant en route les services sociaux, en distribuant nourriture et médicaments, et en prenant en charge l'administration des territoires, ils géreront ce chaos, conformément à un schéma de construction étatique hobbesien. À mesure que les « territoires du chaos » s'étendront, les régions administrées par les djihadistes se multiplieront, formant le noyau de leur futur califat. Convaincues ou non, les populations accepteront cette gouvernance islamique. »

Quant à la deuxième dimension, celle de  la propagande, notamment vis-à-vis des populations occidentales – musulmanes et non-musulmanes, elle semble reposer sur des fondations théoriques moins élaborées mais ses « succès » sont indéniables sur le plan formel, depuis le magazine Dabiq sur papier glacé jusqu’au raffinement dans la mise en scène d’une esthétique de la barbarie. C’est en outre évidemment cet axe de la stratégie, tourné vers la propagande et l’internationalisation du conflit qu’il s’avérerait pertinent d’approfondir en vue d’amender le lexique de l’importation des conflits à l’aune des pratiques particulières de Daech.

Dans les premiers temps de la révolution et de la guerre civile en Syrie, nombreux sont ceux qui ont comparé les jeunes nés en Belgique qui allaient combattre là-bas aux brigadistes internationaux partis défendre la République espagnole à partir de 1936. La comparaison était d’autant plus pertinente que, comme dans le cas espagnol, l’embrigadement n’était pas lié à une solidarité ethnique particulière mais à un affrontement idéologico-religieux surinvesti par chacun de ces acteurs pour le transformer en métonymie de l’affrontement de deux visions du monde.

Cette comparaison entre djihadistes et brigadistes s’est démonétisée et a cessé d’avoir cours dès lors que Daech est devenu partie prenante du conflit syrien, et peut-être surtout, à partir du moment où les « pays exportateurs de combattants » se sont transformés en « importateurs de returnees » formés à la violence extrême sur le terrain syrien et susceptibles de commettre des actes violents en Occident. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que ce qu’ils commettaient là-bas est devenu une question importante pour les autorités ici…

Quoi qu’il en soit du décalage temporel entre les premiers départs en Syrie et la prise en considération de leur caractère potentiellement problématique, le parcours d’aller-retour – ou d’import-export après transformation – atteste à suffisance de la nécessité de repenser la thématique de l’importation des conflits à l’heure de la transnationalisation et de ce qu’on peut considérer comme une « division internationale du travail de radicalisation ». Il oblige également à repenser à nouveaux frais des évidences aussi ancrées que la séparation entre l’ici et l’ailleurs, ainsi que le caractère prétendument géographique des frontières.

  

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